2010/06/25

LA JUSTIFICATION LA PLUS HAUTE DE LA GUERRE


Le stade intermédiaire de l’après-vie est architecturé comme un talk-show. Les annales de l’Empire y sont inscrites avec un stylet trempé de fraise sur des tartelettes de crème et des cordelettes nouées. Et la parole du plus affreux des hommes, à dada sur son poney, se décide par les opérations combinatoires d’une chaîne de fils de couleurs différentes : Le rouge, c’est la trame sur la drogue ; le jaune, celle sur la recrudescence des suicides ; le bleu, c’est un panégyrique de l’esprit d’équipe ; le vert, on n’en parle même pas mais c’est extrêmement technique. Dans des cercles aux mouvements tournants reproduits sur toutes les ondes, des machines de ciel sexualisées proposent d’interminables débats sur des thèmes de société. Il fait maintenant une chaleur affreuse, et une irritation nouvelle monte des poumons à la gorge du petit chevalier. Une journaliste archi-belle fraude l’entrée en passant derrière lui. Elle lui prend la main et le suit dans d’obscurs escaliers en spirale jusqu’au fond de l’océan. Sa robe est bleue comme l’amour et ses grands yeux ont le goût de la mort, le goût des jours heureux.
On éteint les portables et soudain ça s’excite dans tous les sens, dans un silence agressif comme la gueule d’un flic. Le petit chevalier regarde toute cette petite affaire avec un mélange d’admiration et de crainte et il pense : Les cheveux de cette femme sont les lignes de force de l’Univers manifesté. C’est l’axe de diamant-foudre qui tourne de droite à gauche, et de gauche à droite, provoquant une alternance continue d’appétit et de dégoût. O well – lui dit-il, moi je ne fais jamais de politique, vous savez.
Pour lui donner du cœur, la journaliste l’embrasse avec une empathie de circonstance. La baise entre surhommes est toujours excessivement sale dit le petit chevalier avec un haussement de sourcils. Sale ? demande son interlocutrice. Sale comme une étoile, conclut l’enfant. Dans un coin de la pièce à six côtés, une araignée proustienne tisse une toile avec sa propre substance.
Sur le mur apparaît en hologramme un glyphe bien curieux. C’est le sigle de la société qui a racheté les parts de cette section de l’empire. Le petit chevalier lève alors son épée de bois et prononce la phrase qui fait trembler les mondes : Je suis le Temps qui fait périr les nations quand est arrivée l’heure. Sans que vous puissiez intervenir, ils cesseront de vivre tous ces empires qui se font face et secrètement conspirent à leur anéantissement. Mon épée n’est que le bras gauche de votre chevelure ambre : c’est là la justification la plus haute de la guerre.

2010/06/19

LA MAIN GAUCHE DE DAVID LYNCH


La Main Gauche de David Lynch, essai sur Twin Peaks et la fin de la télévision, sort le 5 mai 2010 aux P.U.F. dans la collection « Travaux Pratiques », dirigée par Laurent de Sutter.
Voici un extrait des huit premières pages. Ces dernières constituent une introduction, par spires fermantes successives, aux thèmes de Twin Peaks comme au sujet de l'essai lui-même. Le livre commence ensuite. 

En 1944, Otto Preminger réalise un film noir nommé Laura. Dans celui-ci, un agent de police à la virilité proverbiale, l’inspecteur McPherson (Dana Andrews), enquête sur l’assassinat de Laura Hunt, une jeune publicitaire abattue d’une décharge de chevrotine au visage dans l’entrée de son appartement. À mesure qu’il avance dans son enquête et recueille les témoignages des suspects – Waldo Lydeker (Clifton Webb), un vieux journaliste acide qui fait office de mentor ; Shelby Carpenter (Vincent Price), un grand garçon déclassé, séducteur et intéressé –, McPherson est de plus en plus obsédé par la jeune disparue. Son attention se focalise plus particulièrement sur un grand portrait, disposé au centre du salon de la publicitaire, face à un canapé, et sur lequel on reconnaît le visage lunaire, à la timide félinité, de Gene Tierney. C’est face à cette image que, au milieu du chemin de notre film, perdu dans les labyrinthes de la fascination comme le poète dans une forêt obscure, l’enquêteur s’endort. Le rythme du film s’engourdit. Les paupières du spectateur s’alourdissent. C’est exprès : c’est le moment que choisit Laura pour revenir d’entre les morts et le réveiller.
Bien sûr, la jeune femme abattue d’une décharge de chevrotine au visage n’était pas Laura, mais un mannequin employé pour ses annonces, Diane Redfern, avec qui Shelby Carpenter entretenait une liaison. Et Laura était, bien sûr, simplement partie un week-end à la campagne pour réfléchir. La morte ne renaît donc pas vraiment de ses cendres et la dimension orphique de son apparition est aussitôt rationalisée par le récit policier (du reste, à la différence de Kim Novak dans Vertigo, elle ne meurt pas deux fois non plus). Mais cette rationalisation importe assez peu face à la puissance dévorante du dispositif auquel le spectateur est confronté. À savoir que, dans Laura, l’enquête policière est un leurre. Elle n’est qu’un prétexte à la mise en scène d’une image de femme s’incarnant dans une actrice après avoir phosphoré dans l’esprit du premier rôle masculin. « Sans fausse modestie, dira Gene Tierney, je pense que les gens se souviennent moins de moi pour ma performance d’actrice que comme la jeune fille du portrait. »


Méditation policière sur la dimension épiphanique des images, le film est très vite l’objet d’une fascination cinéphilique compulsive (et pourtant, toujours selon Gene Tierney, « nul d’entre nous, qui fut impliqué dans ce film, ne lui prêta à l’époque la moindre chance d’accéder au rang de classique du mystère, voire de survivre à une génération »). C’est une fascination qui renvoie à celle de Pétrarque pour sa muse, Laure de Noves, l’aïeule sexy du marquis de Sade dont la « démarche n’était point celle d’une mortelle » mais d’une « créature angélique » et dont les « paroles résonnaient autrement que la voix humaine ». Pétrarque peut pleurer et soupirer, il ne sortira jamais du cercle d’influence créé, non par la jeune beauté, mais par l’image qu’elle projette entre son œil et l’écran de sa paupière. Envoûteuse de haut vol, Laure réussit à fixer l’attention de sa cible avec une efficacité telle que cette dernière fournira pendant vingt années les marques du comportement souhaité. Et ce n’est pas sa mort à trente-huit ans – pour Pétrarque, une simple formalité – qui empêchera cette spécialiste de l’offre et de la demande de continuer à visiter son suppôt comme de l’humilier : « sous la forme d’une Nymphe ou bien d’une autre divinité, sortant du lit de la Sorgue à l’endroit où l’onde est la plus claire, pour venir se reposer sur la rive ; ou bien sur l’herbe fraîche foulant les fleurs comme une dame vivante, et laissant voir à son air que de moi elle s’ennuie. »
D’évidence, l’inspecteur McPherson n’a qu’un rôle de conducteur dans l’expérience électrique proposée par le réalisateur de La rivière sans retour. D’évidence, c’est le spectateur qui doit recevoir la charge, tomber amoureux de l’image de Laura et espérer que Gene Tierney finisse par lui apparaître, sous la forme d’une déesse ou d’une autre nymphe. La force du film d’Otto Preminger, c’est d’avoir transposé dans sa narration le modus operandi du cinéma lui-même, et la manière dont les stars existent en s’imposant dans l’âme des spectateurs, les obsédant et les paralysant, les faisant trembler d’amour et désirer sans espoir – réalisant ainsi sur les masses ce que les muses opéraient précédemment dans l’unité subjective des seuls poètes. Toute star est une formation de domination par la merveille. À travers le cinéma américain classique et sa manufacture de fées, la cour d’Amour se transforme en usine. Et chaque spectateur est l’ouvrier interchangeable de son adeptat.


« La rapidité des mouvements et la succession précipitée des images nous condamnent à une vision superficielle et de façon continue, disait Franz Kafka à son ami Gustav Janouch. Ce n’est pas le regard qui saisit les images, ce sont elles qui saisissent le regard. Elles submergent la conscience. » Comme Socrate lorsqu’il dresse le procès de l’écriture, l’auteur de L’Amérique confond le matériau brut du procédé cinématographique et la forme que peuvent lui donner ses praticiens. L’enregistrement met la vision en défaut comme l’écriture la mémoire, mais la littérature comme le cinéma travaillent cette mise en défaut comme creuset de leur élixir, établissant un large terrain de pièges, de chausse-trapes et de faux semblants, en vue de rehausser la qualité de cette vision comme la profondeur de cette mémoire. Et, de Nosferatu de F. W. Murnau au Mystérieux Docteur Korvo d’Otto Preminger (où Gene Tierney, par réversibilité des signes, joue le rôle d’une hypnotisée), tous les grands films de cinéma ont été des entreprises de destruction du rôle de témoin galvanisé qu’avait pris son spectateur dès sa création : cette notoire passivité dans laquelle le déferlement d’images le plongeait ; cette transe comparable à celle du médium visité par des ectoplasmes comme s’il en pleuvait. Les grands films de cinéma sont ceux qui ont forcé le spectateur à regarder à l’intérieur de lui-même, dans l’espace sans dimension qui sépare l’œil de la paupière, pour montrer les fantômes de la mélancolie et du rêve que son regard, depuis toujours, portait : ces spectres foliacés que la pellicule retira de nos corps depuis son ancêtre direct, le daguerréotype, et qu’elle se mit ensuite à actionner comme les pantins tirés d’un rêve. Par eux, l’œil de la caméra devient l’œil du cauchemar. Roger Gilbert-Lecomte l’écrit : « Le rôle véritable du cinéma devrait être par le moyen de ses diverses techniques de transposer sur l’écran toute la vie de l’esprit. Le cinéaste devrait confronter les images qu’il puise au fond de lui-même et les images diverses qu’il projette sur l’écran jusqu’à ce que l’expérience lui donne l’intuition d’une coïncidence approchée au plus près. »
C’est pourquoi Hollywood fut appelé l’« industrie du rêve ». Et c’est également la raison pour laquelle les poètes du vingtième siècle attendirent du cinéma qu’il soit à la hauteur de sa mission : représenter le plus concrètement possible un espace qui n’appartient pas au monde de la veille, mais à la géographie mystérieuse des rêves, des visions et des souvenirs.


Le thème musical du film d’Otto Preminger, écrit par David Raskin, est un subtil démarquage du « Sophisticated Lady » de Duke Ellington, que le cinéaste désirait originellement utiliser (Preminger réussira à faire travailler Ellington un peu plus tard, sur Autopsie d’un meurtre). Mélancolique et lyrique, flottant et flou, il aura une fortune encore supérieure au film. L’histoire veut que le compositeur ait commencé à l’écrire après avoir reçu une lettre de rupture de sa fiancée. Un an plus tard, Johnny Mercer ajoutera à sa chevrotante mélodie des paroles harmonieuses et brèves, qui accentuent la dimension courtoise et irréelle seulement effleurée par le film et racontent, à leur tour, presque une autre légende. C’est la légende d’une troisième Laure, femme-vampire qui n’appartient pas aux dimensions de notre monde, mais aux climats pluvieux et sombres de la mémoire, de la nostalgie et des rêves :

Laura est le visage dans la lumière brumeuse,
Les pas que vous entendez près de l’entrée.
Le rire qui flotte dans une nuit d’été,
Dont le souvenir n’est pas clair.
Et vous voyez Laura dans le train qui passe devant vous.
Ces yeux : à quel point ils vous semblent familiers.
Elle vous donna votre premier baiser.
C’était Laura –
Mais elle est seulement un rêve.

Rosemary Clooney, Miles Davis, Ella Fitzgerald, Stan Kenton, Jeanne Lee, Julie London, Frank Sinatra : l’air sera repris plus de quatre cent fois. Avec un arrangement hystérique et burlesque, Spike Jones ironisera sur la dimension hallucinatoire du récit et la personnalité du narrateur toqué. Introduite nerveusement par le violon de Stéphane Grapelli, Helen Merrill jouera sur des échos et une abyssale réverbération pour rendre lisible le caractère onirique de la passion évoquée. Accumulant les crescendos et les decrescendos, Erroll Garner perdra la mélodie dans un fouillis de notes, comme un ciel assiégé par de nouvelles étoiles. Charles Mingus lui mêlera la mélodie de « Tea for two » et alternera les moments d’humour lyrique et les dissonances tragiques, apparaissant comme des coups de dés sur le tapis du thème. Quant à Charlie Parker, il noiera carrément « Laura » dans une mer tumultueuse de cordes et de bois collants comme du miel, à travers lequel son saxophone alto d’une gracieuse et frêle virtuosité nagera un crawl de tous les diables. Toutes les reprises de « Laura » sont intéressantes. Toutes révèlent de l’interprète son intime rapport à la mémoire, à la nostalgie et au rêve. Mais c’est la version de Charlie Parker qui semble, à force de sens épique et d’insistance chevaleresque, pointer l’horizon inévitable de l’air. Car il y a de l’héroïsme à vouloir tenir haut la dimension visionnaire de l’existence. Il y a de l’héroïsme à ne pas transiger avec le fait que l’homme habite en poète sur la Terre. Il y a de l’héroïsme, enfin, à ne pas laisser un visage dans la lumière brumeuse, ou une nuit d’été dont le souvenir n’est pas clair, s’évaporer dans le Temps.


Si l’étrange feuille de route du film de Preminger alliée au visage de Gene Tierney opèrent un court-circuit historique entre la muse du poète et le modus operandi du vedettariat, la musique de David Raskin et les paroles de Johnny Mercer qui naissent de ce film comme l’épanouissement de sa fleur inverse prendront corps dans une quatrième muse, morte et vivante, plus de quarante ans plus tard, à l’intersection des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Cette muse vivante et morte, ce sera Laura Palmer dans Twin Peaks : l’image d’une jeune fille de dix-sept ans, assassinée et enveloppée dans du plastique, retrouvée sur la plage auprès d’un rocher, après avoir flotté sur le lac de la ville. « Qui a tué Laura Palmer ? » sera le slogan de cette épopée : un pitch de fait-divers sordide, digne de la rubrique des chiens écrasés du pire torchon imprimé, mais calciné, lessivé et transmuté en or liquide par Mark Frost et David Lynch. David Lynch le raconte : « Mark Frost et moi étions de train de parler chez Du Pars, le café qui se trouve au coin de Laurel Canyon et de Ventura, quand, tout à coup, nous avons eu cette vision d’un corps échoué sur les rives d’un lac. »


Les allusions au film de Preminger seront très nombreuses dans les premiers épisodes de la série, et se disputeront à celles, déposées comme les cailloux du Petit Poucet, renvoyant à Vertigo d’Alfred Hitchcock. Waldo est le nom d’un mainate, Lydeker celui de son vétérinaire attitré ; le dictaphone fétiche du héros s’appelle Diane ; Jacoby, le peintre discret du portrait de Laura, devient le psychanalyste psychédélique, mi-reichien mi-junguien, de la ville de Twin Peaks. À la grande image de Gene Tierney devant laquelle s’endort l’enquêteur, se substituera la photographie couronnée de la jeune Laura, reine de beauté au sourire vénéneux, qui clôt la quasi-totalité des épisodes de la série. Enfin, au « C’était Laura » de la chanson de Johnny Mercer, répond le « C’était Laura » du poème de la jeune Harriet Hayward, simplet et dérangeant, lugubrement naïf, sur le piano dissonant et liquide du huitième épisode.

C’était Laura – et je la voyais resplendir.
Dans la forêt obscure, je la voyais sourire.
Nous pleurions, et je la voyais rire.
Dans notre tristesse, je la voyais danser.
C’était Laura – vivant dans mon rêve.

C’était Laura – la splendeur était la lumière.
Son sourire voulait dire : Pleurer est bon.
La forêt obscure était notre tristesse ; la danse, son appel.
C’était Laura – et elle venait m’embrasser pour la dernière fois.


C’est cette image – une morte plus vivante encore que les vivants ; une assassinée qui continue à nous sourire avec insistance depuis l’au-delà – qui donnera naissance à la série Twin Peaks. C’est cette image qui rehaussera, par une charge intentionnelle renouvelée du médium télévisuel, les enjeux d’un amour dont ce nom et cette adresse furent autrefois tirés. Comme le hurle Donna Hayward face à la tombe sombre où repose son amie, en conclusion du dixième épisode : « Je t’aime, Laura, mais quand tu étais vivante, la plupart du temps, toi et moi, nous essayions de résoudre tes problèmes… Et tu sais quoi ? Nous le faisons encore ! Tu es morte, Laura, mais tes problèmes continuent à nous hanter ! »
Conjuguant les narrations orphiques de Laura et de Vertigo, c’est en explicitant la dimension fantastique implicite des films noirs que Twin Peaks fera accéder le spectateur aux petits mystères de l’identité secrète de Laura Palmer comme aux grands mystères de sa transfiguration supra-humaine. Twin Peaks est une série qui « englobe le Tout », dit la Femme à la Bûche en introduction du pilote. Elle est « au-delà du Feu » et c’est l’« histoire de beaucoup. » Mais elle ne commence qu’« avec une » et cette « une qui mène à tous les autres » est Laura Palmer. 



Pacôme Thiellement, La Main Gauche de David Lynch, Twin Peaks et la fin de la télévision, P.U.F., coll. Travaux Pratiques, sortie le 5 mai 2010, 15 euros. 

2010/06/15

SATAN ET L'HOMME

Texte publié en septembre 2008 par La Revue des Ressources


Les premières images de la mort sont semblables à de vieilles photographies jaunies. Des taches un peu graisseuses encombrent la vision et floutent la carte aux entournures. Une cabine téléphonique laisse tourner le message central : Je le déclare, vous êtes des dieux, vous vivrez comme des princes ; pourtant vous mourrez comme des porcs, je vous shooterais comme des chiens. C’est à vomir de mauvais goût : leur bric-à-brac est d’un rococo déplacé et il fait froid. Les sempiternelles portes du rêve, ivoire beige et corne bleue, joignent leurs routes au bout qu’un quart d’heure. Dans une brocante du passage, négligemment déposés dans une corbeille à fruits, de vieux messieurs examinent des divergences de moustaches. Un perroquet répète ses noms et adresse à tue-tête. Le marchand des quatre saisons fait crisser les archets voisins. Les talons d’une midinette résonnent comme la montre « en suspens » du jugement.

C’est maintenant que le petit chevalier se relève. Il a encore son heaume aux rivets spiralés et son écu armorié aux photons qui frétillent. Un clavecin le remonte comme un ami. Quelques phrases lui reviennent, gravées dans la poterie romaine étrusque de son plus jeune âge : « J’ai vu l’avenir » ;  « Je ne suis pas dans l’amour » ; «L’humanité est un territoire de chasse » ; etc.
Ses quatre frères sont comme lui : ils sont morts « avant baptême » et s’apprêtent à couler leur deuxième vie dans les limbes. Ils n’ont pas lésiné sur le style : nœuds papillons, chemises à jabots, hauts de forme sinistres… Mais l’enfant ne se résigne pas à cet énième grillheure et brandit son épée, taillée dans des pelures de la cabale, alors qu’il s’enfonce dans le couloir aux mille et une nuances grisâtres qui le sépare des Terres Objectives.
Enfin, le chien en peluche apparaît. La gueule ouverte, bavant une bave rageuse, il est moche à pleurer. Face à lui, le petit chevalier est droit dans ses bottes, pointu comme un cri de chanteuse lyrique. Il observe le reflet de son heaume dans le grand œil crevé et prononce son nom secret : la distance irréductible, la proportion exacte entre son désir et la réalité. Je ne suis pas qui je voudrais être, dit-il en brandissant l’épée : néanmoins, je le suis. Je n’ai pas choisi la vie qu’on m’a donné, mais elle m’a été donné. C’est le vrai diable ; et il sonne comme un couac de saxophone sur un shuffle plein d’échos. Le chien en peluche explose dans une nuée de mousse et de coton. Seul son nom résiste et s’incruste à la vitesse de l’aigle dans l’épée alors que l’enfant passe au niveau deux. La routine, disent les anges, blasés. 

Texte : Pacôme Thiellement
Image : droits réservés