SOAP APOCRYPHE
Brothers and sisters, Soap Apocryphe est mon premier roman.
Il est édité par les éditions Inculte et sera en librairie dès le 27 août 2012. Comme c'est un enfer de s'auto-pitcher - pas loin de l'auto-dévoration de la déesse Kâli - je reprend le résumé rédigé par Alexandre Civico pour la 4e de couverture du livre :
Léon Tzinmann, ancien enfant star, revenu de tout, et en particulier de la célébrité, entame avec un groupe d'amis l'exégèse d'un texte apocryphe intitulé Contre Clément. Parallèlement, son ex-petite amie, Pauline Jacques, actrice de son état, commence son irrésistible ascension en politique.
Et, pour ne pas changer, je vous livre ici-bas un extrait de cette sombre romance gnostique, pleine de théologie alternative, de soupe aux oeufs et de poissons qui font les cute parce qu'ils ne sont pas secure.
Brothers and sisters, voici Soap Apocryphe :
Le jeune Tzinmann ne savait pas si c’était le fait que
Pauline Jacques soit actrice ou chrétienne qui le dégoûtait le plus dans son
amour, mais, depuis leur rupture à l’automne de l’année précédente, il prenait un
étrange plaisir à se convaincre de l’équivalence des deux termes. C’était son
hypothèse de travail : la magie ou la séduction dont on drapait parfois la comédienne
aux dix-sept pieds de loup avec une obscène gourmandise n’était guère qu’un pouvoir
de loin et cette chère enfant en voulait
toujours un morceau plus gros. Les actrices étaient de grandes dévorantes, appâtées
par le rayonnement d’Hollywood et la démultiplication des corps comme étalon
de l’accomplissement personnel. La conscience étant insatiablement putain, un
organe arrivé tardivement dans l’économie du corps humain et travaillant
toujours pour quelque engeance extérieure à lui, elle bradait toute nuance au
profit de la visibilité la plus simple et la plus facile à digérer, et elle
aimait les starlettes d’amour comme une gourgandine s’entichait d’un mac.
Depuis, Léon était formel : pour que nous soyons de nouveau en mesure de nous réapproprier
toute notre puissance, les vedettes devaient être détruites comme l’Occident.
Elles étaient fabriquées à l’image du dieu des monothéistes, que ces derniers
appelaient bouffonnement le « vrai dieu », et elles avaient commencé à entraîner
l’humanité dans une spire supplémentaire de destruction et de mort. D’ailleurs,
Jésus-Christ était déjà une starlette. On ne devait voir que Lui. Monsieur
surplombait l’avenir, et le passé le préfigurait. C’était une technique de
rabattement publicitaire fructueuse. Ne pas cesser de faire parler de soi, et
ensuite démontrer que, partout, même si ça semble absurde, même si ça ne sert à
rien, même si ça n’a rien à voir et aucun intérêt, « on » parle bien de « soi ».
« Les mecs, dans l’Ancien Testament, on parle de moi… Et les
prophètes aussi, ils parlent de moi… »
Ainsi, d’une manière qu’il ne pouvait considérer que métaphysiquement
adéquate, la lecture de Soruh d’Alexandrie et de son Contre Clément le ravit au
plus haut point. Il en remerciait quotidiennement Mathieu Lucas et lui disait
avec joie qu’il aurait pu en contresigner la totalité des propositions. Dans
un chapitre sous-titré par les traducteurs « Sur le Salut », le visionnaire alexandrin avait rédigé entre 430 et 445 la seule hypothèse
théologique que le jeune Tzinmann se sentait encore la force de soutenir après
toutes ces années à errer entre les jambes d’une sainte comédienne. À savoir
que Jésus-Christ ne serait pas venu dans l’objectif de sauver toute l’espèce
humaine car, si cela avait été le cas, nous serions tous en train de batifoler
joyeusement au Paradis ; Jésus-Christ ne serait venu que dans l’objectif de
sauver une partie de l’humanité, et celle-ci se serait logiquement dérobée à
nos yeux, ayant déjà atteint la grâce. Nous autres, non-sauvés, aurions dû être
rachetés par l’autre fils de la Sainte Vierge et frère jumeau du Christ,
Romuald. Celui-ci était mort en couches lors de leur naissance commune. Et tous
les êtres humains venus sur cette Terre et souffrant comme nous de l’abandon et
de la mort seraient les âmes que Romuald, dont le symbole était l’amanite à
bulbe étoilé, avait manqué de sauver. Romuald mort-né une fois pour toutes,
comme Jésus était né une fois pour toutes, nous n’avions, dès lors, pas le
moindre espoir de nous en tirer, dans ce monde ou dans un autre.
Ramené à un pur devenir, alternant sans projet vitesse et
lenteur, le temps romualdo-soruhiste était ainsi saisi et vécu comme l’apparence
d’un phénomène inconsistant et vain. Qu’on en bornât le cours au terme de l’existence
présente ou qu’on l’imaginât se déroulant à travers une suite immense et, en
droit, interminable, de réincarnations en gigogne, le devenir humain,
brusquement interrompu par la mort dans le premier cas, indéfiniment prolongé
avec son cortège de désillusions et de souffrances dans le second, revêtait un
aspect lugubre et tragique, et prenait l’allure d’un drame. Le temps nous séparait
et nous aliénait, nous tenait incessamment éloignés de nous-même. Il nous
mettait et nous maintenait dans un état de déchéance, éprouvé comme tel au sein
de notre vie présente, mais aggravé et, semblait-il, irrémédiable, si l’origine
en était reportée à un lointain immémorial et, si l’on admettait qu’il
persistait ou se reproduisait, sans terme assignable, au long d’une durée
infinie.
Cela lui était apparu clairement un soir d’hiver
excessivement froid, alors qu’ils étaient allongés sur le canapé noir de
Pauline, dans son appartement du boulevard de Port-Royal. La fenêtre entrebâillée
laissait passer un atroce petit filet d’air, et Léon ne se souvenait pas s’il
dormait déjà ou veillait encore… Ils avaient beaucoup baisé, d’abord, mais le
jeune Tzinmann s’était si longtemps retenu qu’il en avait éprouvé cette éjaculation
interne sur laquelle les Chinois ont tant glosé, tout son sperme remontant et
implosant dans son corps et sa compagne restant immaculée comme la sainte qu’elle
avait toujours rêvé d’être… Puis Pauline s’était ouverte à lui avec véhémence,
alors que Léon tentait de trouver le sommeil dans une pénombre consolatrice, et
elle lui avait expliqué son grand projet théologico-politique, corollaire de
son destin d’actrice et énigme chiffrée de sa prédestination.
Elle avait un visage de folle qui scintillait dans la nuit
noire, et elle s’était mise à désenvelopper sa vision politique comme si elle
sortait du four une tarte en pâte feuilletée, dont elle lui décrivait les
rigoles d’eau, les fontaines creusées au sein de la farine, et la façon dont,
une fois pliée, elle l’étoufferait dans le beurre brûlant. Elle n’était qu’imparfaitement
dénudée, ayant remis une espèce de chemise de bûcheron ainsi que de grosses
chaussettes d’alpinisme pour dormir – ce qu’elle ne faisait, également, que très
imparfaitement au goût du jeune Tzinmann – et elle parlait des quatre âges de l’humanité,
de l’acteur et de la troisième voie. Elle parlait du cycle d’or, avec Frédéric
II Hohenstaufen comme apogée, unifiant les lois de l’empire avec l’aide de son
chancelier Pierre des Vines et uniformisant les systèmes politico-judiciaires
sous la forme des Constitutions de Melfi ; du cycle d’argent représenté
par la monarchie et sa désagrégation ; du cycle de cuivre et de la chute des
grands seigneurs, et de l’infâme duc d’Orléans ; et encore du cycle de fer,
celui de la bourgeoisie, dont la capitale était New York et dont les acteurs étaient
les anges venus de Hollywood, les intercesseurs du grand retour au premier
cycle, par l’aristocratie nouvelle qu’ils imposaient dans la rétine de chaque
spectateur.
Hollywood, le bois sacré, la forêt de toutes les folles et
de toutes les folies : tout prenait sens maintenant dans les paroles que
Pauline Jacques prononçait, et c’était un sens si désagréable que Léon en était
démangé comme d’une soudaine crise d’eczéma… Immobile au fond des ténèbres,
elle disait pressentir le merveilleux retour du soleil et de la vie. Et Léon la
suppliait de ne pas allumer la lampe, et ajoutait d’un ton plaintif que ses
yeux ne supporteraient pas la violence de la lumière électrique quand elle ressurgirait
au coeur de la nuit.
Autour du canapé montait lentement une espèce de soupe aux
oeufs, ou de crème aux oeufs, et le jeune Tzinmann trouvait leur situation
assez répugnante pour s’en inquiéter, bien qu’il l’attribuât à son propre état
psychique frontalier, entre Terres Mondaines & Interdites, alors que tous
deux squattaient impunément devant la porte d’ivoire ou de corne qui les séparait
du monde où ils iraient chacun de leur côté. Léon tenta en vain de se retourner
pour trouver une position plus confortable, et sentit les effets désagréables d’une
otite externe, qui ajouta à l’embrouillamini des oeufs, de la crise d’eczéma et
du monologue nocturne de Pauline, la violente purulence de son oreille gauche.
Et Pauline continuait à parler de la France, et du nom de la
France comme de celui d’un cycle historique déjà révolu. « Il est des heures
graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité
de discerner les menaces qu’on lui cache », disait-elle alors que Léon voyait
le canapé de Pauline s’enfoncer lentement dans une crème aux oeufs pleine de
bulles d’urine ou de sperme. Et il se tourna et vit Pauline Jacques irradier
dans les mailles lumineuses de Kâli la Noire, se manifestant pour mettre fin au
cycle de fer, avant de retourner dans les cieux…
Pauline disait que c’était à travers la négation que les
circonstances apportent, sans cesse, à sa vérité, que l’Histoire parvenait,
toujours, à s’accomplir, imposant ses réverbérations de principe à un niveau immédiatement planétaire. Et Léon, dans les méandres
de son rêve et de sa veille, dans l’espèce de mare jaune où l’oeuf, l’urine et
le sperme se mêlaient en un seul liquide initial et final, traduisait ainsi
les propos de Pauline Jacques comme concernant son propre corps. Dans sa démarche
la plus profonde, le corps de Pauline Jacques concernait une vision
dialectique de Paris, de New York et d’Hollywood, celles-ci se trouvant secrètement
posées en termes d’Apocalypses entrecroisées. Et sa Grande Politique, qui
visait à lui donner ses armes par la notoriété et la fusion des pouvoirs médiatique
et exécutif, se posait alors en volonté, et non en simple fantasme, de pouvoir
absolu.
Pauline Jacques tendit alors le bras par-dessus Léon pour
atteindre le cordon de la lampe, et, allumant l’interrupteur malgré les
supplications de son amant, fit exploser l’ampoule qui répandit mille et un
morceaux de verre sur le lit. Et Léon, horrifié, vit sur le visage de Pauline
Jacques régner la paix qui succède toujours aux victoires guerrières les plus
sanglantes.