TOUS LES CHEVALIERS SAUVAGES
Tous les Chevaliers Sauvages sort le 23 février 2012 aux éditions Philippe Rey. C'est un tombeau de l'humour et de la guerre, et ses personnages principaux sont le professeur Choron, Reiser, Gébé et Andy Kaufman. Il y a également de nombreux passages consacrés aux Monty Python, à Topor, à Trey Parker et Matt Stone et à Charlie Kaufman. Le livre est divisé en cinq sections : "La Dernière guerre du monde", "Nous sommes la Planète enragée", "Et tous ses chevaliers sauvages", "Maintenant je suis devenu la Mort", "Le Véritable homme politique".
Voici le début du second chapitre, "Nous sommes la Planète enragée", où apparaissent deux des motifs principaux du livre : la fin du Kali-Yuga et le cannibalisme.
Les Hindous enseignent que la durée d’un cycle cosmique se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’une perte progressive des fondements de la connaissance traditionnelle, représenté par la disparition successive des quatre pattes du Taureau symbolisant la Loi (Dharma). Krita-Yuga, Trêta-Yuga, Dwapara-Yuga et Kali-Yuga : ce sont ces périodes que l’antiquité gréco-romaine désigne comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Le prophète Daniel, parle, quant à lui, d’une statue de colosse dont la tête est d’or, la poitrine d’argent, le ventre de cuivre et les pieds d’argile. Commençant il y a plus de six mille ans, au moment où le cœur de Krishna, huitième avatâr de Vishnou, est percé par la flèche d’un chasseur qui le prend pour un daim, les Hindous disent que nous nous trouvons même dans la phase finale du Kali-Yuga, dont il n’est plus possible de sortir que par une catastrophe qui sera également le commencement d’un nouveau cycle de manifestation. Alors paraîtra Kalkî, le dernier avatâr de Vishnou : « celui qui est monté sur le cheval blanc, écrit René Guénon, qui porte sur sa tête un triple diadème, signe de la souveraineté dans les trois mondes, et qui tient dans sa main un glaive flamboyant comme la queue d’une comète. » S’il ne faut pas attribuer, comme c’est trop souvent le cas, le Kali-Yuga à la déesse tutélaire des Thugs, assassins professionnels qui parcouraient l’Inde déguisés en voyageurs pour tuer et dépouiller ceux dont le meurtre satisfaisait la « Noire », les textes traditionnels insistent sur le rôle central de celle-ci pendant celui-là. Kâli est « Celle qui dévore le Temps » et dépouille les êtres de toutes choses mortelles pour les conduire à l’immortalité. Elle est la Grande Destructrice qui engloutit ce qu’elle a créé pour le refondre en son être ; et ses adorateurs sont connus pour, encore aujourd’hui, manger rituellement le corps des vieillards et des malades. L’anthropophagie est le symbole du Kali-Yuga, s’exténuant dans la figure d’une femme qui se dévore intégralement elle-même, comme dans les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte :
Grande prison de cire en forme de femme
Qui renferme muré dans le creux de son moule
Un cadavre vivant de femme
Mangeant l’intérieur de sa face de statue
« Dans le Kali-Yuga, écrit également Roger Gilbert-Lecomte, le rôle de l’initié est d’agir dans le sens du déterminisme divin. Nous n’avons pas à nous soucier des hommes. » En janvier 1948, au moment exact où Gandhi est abattu de trois coups de revolver, un certain Georges Bernier s’engage dans la coloniale. Il a 19 ans. Il apprend le métier de soldat au régiment d’infanterie de Castelnaudary, et, en 1949, il est transféré avec les engagés volontaires pour l’Indochine au camp de Rivesaltes. Il obtient le grade de sergent et part en janvier 1950. Il reste deux ans et demi en Indochine, avec, pour fonction principale, celle d’assurer les communications radio. Il faudra attendre Vous me croirez si vous voulez, ses mémoires, publiées plus de quarante ans après les faits sous l’identité shivaïte qu’il décidera d’épiphaniser – le professeur Choron – pour l’entendre raconter ses souvenirs de guerre, alors qu’il est fixé au poste de commandement de Luc Nam, au nord-est de Hanoï, à côté d’un petit cimetière où ils doivent régulièrement déterrer les macchabées pour les rapatrier en France.
– C’est vraiment le sale boulot, racontera Choron, on y laissait nos tripes à dégueuler, tellement ça chlingue, ça pue, cette gélatine autour des os, qu’on foutait dans des caisses, comme ça, sans regarder.
Déterrer les macchabées, c’est ce que fera Hara-Kiri : sortir les cadavres des placards, envoyer tous les zombies dehors. Chaque numéro d’Hara-Kiri est un macchabée déterré et envoyé danser sur les peurs de la société française des années soixante et soixante-dix. L’homme qui fait rire d’un rire noir est déjà mort. Comme le samouraï, il n’a plus rien à craindre pour sa vie, et il est prêt à payer le prix fort pour exercer son action. Toutes les interdictions, et la manière dont elles seront contournées, témoignent de la puissance nerveuse exceptionnelle des membres de cette équipe, de leur concentration comme de leur résolution. La première interdiction a lieu dès le 10e numéro de Hara-Kiri, le 18 juillet 1961, par un arrêté ministériel, fondé sur la loi de 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » (mais dont l’article 14, précise qu’elle concerne également « les publications de toute nature ») : l’article stipule que n’importe quelle publication peut être interdite d’affichage, de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans et même de distribution si « celle-ci présente un danger pour la jeunesse en raison de son caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime ». L’interdiction est prononcée par le ministère de l’Intérieur, après avis d’une commission de surveillance de contrôle, chargée de vérifier que les journaux n’exaltent pas des « valeurs de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse » comme le mensonge, le vol, la paresse, la haine (on appréciera le flou délicieux dans la question des valeurs). L’interdiction est levée au bout de six mois, mais cinq ans plus tard, Hara-Kiri est de nouveau interdit en vertu de la même loi de 1949. Cette fois-ci, une pétition est lancée, rassemblant les signatures de, entre autre, Aragon, Brassens, Queneau, André Pieyre de Mandiargues, Edgar Morin... Pendant le temps de cette interdiction, et pour régler les dettes de Hara-Kiri (quatre millions de francs), Choron échappe à la liquidation judiciaire en se faisant le gigolo d’une riche et vieille dame nommée Simone Gatt. L’interdiction est levée en 1967 mais les ventes sont beaucoup plus faibles ; elles seront compensées par la création de L’Hebdo Hara-Kiri en 1969. Suite à la couverture célèbre sur la mort de De Gaulle (Bal tragique à Colombey : 1 mort), L’Hebdo Hara-Kiri est interdit le 15 novembre 1970 par un arrêté ministériel en vertu de la loi de 1949 mais là, c’est le 23 novembre, huit jours plus tard seulement, que sort le premier numéro de Charlie-Hebdo avec une couverture de Gébé présentant un aveugle déclarant « Mieux vaut entendre ça que d’être sourd », alors que, en énorme, apparaît le slogan : Il n’y a pas de censure en France.
L’esprit Hara-Kiri, c’est aussi, et surtout, dévorer le cadavre de l’humour pour en être vainqueur. L’enquêteur William Webb, analysant les rapports des crimes de guerre du tribunal de Tokyo, prétend que les soldats japonais commirent lors de la seconde guerre mondiale des actes de cannibalisme à l’encontre des prisonniers. Le lieutenant Tachibana a été jugé pour avoir fait décapiter et mangé un aviateur américain en août 1944 à Chichi Jima, et le vice-amiral Mori pour avoir mangé un prisonnier lors d’une réception tenue en février 1945. À la fin de sa chanson Le Tango des affamés, Choron, imam de l’entre-dévorement, lance un décisif « Et maintenant, mangez vos cavalières ! » qui laisse peu de doutes sur la fin logique de toute parade amoureuse conçue dans les limites de notre ère. Si Swift a écrit une Modeste Proposition pour conseiller de manger les enfants des pauvres, si une fameuse scène des Prospérités du Vice montre Juliette découvrant le palais de Minski aux Apennins, dévorant de la viande d’homme sur des tables et des chaises mouvantes composées à partir de jeunes filles contorsionnées (« Il n’est pas plus extraordinaire de manger un homme qu’un poulet » déclare alors un des personnages de D.A.F. de Sade), si Jean-Christophe Averty a passé des bébés à la moulinette dans Les Raisins verts, si les Monty Python ont créé un véritable scandale avec un sketch où un employé des pompes funèbres convainc un homme de mitonner sa mère plutôt que de l’enterrer, si un épisode de South Park (Scott Tenorman must die) montre Eric Cartman faisant manger un chili con carne composé à partir de ses parents à un élève qui l’a humilié publiquement, si la pochette interdite des Beatles, celle du disque américain Yesterday and Today, les montre en bouchers, avec des morceaux de bébé au milieu des viandes éparses, si Topor, enfin, a écrit une Cuisine Cannibale, le caporal-chef Bernier, en poste avec des Nungs, a expérimenté concrètement l’expérience dont les autres ont fait un symbole : il a mangé des morceaux d’hommes.
– Ils avaient pour religion qu’il fallait manger le foie et le cœur de son ennemi pour prendre ses forces et son courage. Donc, ils prenaient leur canif, ils fonçaient dans les barbelés autour du poste. Et hop, je t’ouvre le ventre du bon côté, je te retire le foie et le cœur. Finalement, il y avait des foies et des cœurs pendus après les deux, trois arbres qui restaient debout. Le soir, les barbecues s’installent. Tu avais les bonnes femmes qui lavaient les morts comme on lave les cochons, dans l’Est, après les avoir grillés dans la paille. Ils lavaient leurs morts en pleurant et en criant. À côté de ça, les survivants, avec leur chapeau de brousse sur la tête, les courageux défenseurs du poste, mangeaient le foie et le cœur de leur ennemi. Evidemment, au caporal-chef Bernier, on lui apportait ce à quoi il avait droit. C’est-à-dire un morceau de foie et un morceau de cœur, que j’ai évidemment mangés, assez vite. Avec un gros coup de verre de choum derrière.