2007/12/27

FOREVER SCHREBER

Choix de pensées du Président Schreber
pour accompagner l'année nouvelle




Le Meurtre d’âme comme téléhypnose forcée
Nul doute pour moi que le primus movens de ce qui a toujours été considéré par mes médecins comme de banales « hallucinations », et qui en revanche a pour moi la signification d’une relation avec des forces surnaturelles, consistât en une commande exercée par votre système nerveux sur mon système nerveux. Comment expliquer la chose ? Je suis tenté d’envisager la possibilité suivante : n’auriez-vous pu, vous, en personne, entretenir avec mes nerfs – et au début, je veux bien le croire, dans un but thérapeutique – une relation d’ordre hypnotique, suggestive ou autre, et cela, aussi bien, en dépit de la distance qui nous séparait ? (…) Oui, la question se poserait de savoir peut-être même si tous ces ragots de voix d’après lesquels certaine personne aurait commis le meurtre d’âme, n’en reviennent pas tout simplement à ceci : le fait d’exercer une emprise sur le système nerveux de quelqu’un que l’on tient dans une certaine mesure prisonnier de sa volonté – comme cela se produit dans l’hypnose – a pu apparaître aux âmes comme quelque chose de si inadmissible qu’On se serait servi, pour stigmatiser aussi fortement que possible cette intolérable pratique – et suivant une propension tout à fait caractéristique des âmes à s’exprimer par hyperbole – de l’expression « meurtre d’âme », faute de disposer d’un terme courant plus approprié. (Lettre ouverte, X, XI)


Le Meurtre d’âme à travers les siècles
Je peux admettre que la croyance populaire selon laquelle les feux follets sont des âmes défuntes correspond dans bien des cas, sinon dans tous, à la réalité ; je pourrais parler des « horloges errantes », c’est-à-dire des âmes d’hérétiques défunts, dont il était dit qu’elles avaient été conservées pendant des siècles sous des cloches de verre dans des couvents du Moyen-Âge (à cela aussi, quelque chose comme un meurtre d’âme avait dû être mêlé) et qui manifestaient qu’elles vivaient encore, par une vibration accompagnée d’un bourdonnement funèbre infiniment monotone (j’en ai expérimenté l’impression moi-même par la voie des branchements de raccordements de nerfs), etc. (VII, 97)


Quand Jésus-Christ revint d'entre les morts, c'était un 6-4-2
D’autre part, me fondant sur ce que j’ai personnellement expérimenté, je suis à même de donner une explication plus précise de quelques articles de la foi chrétienne : sur la façon dont de telles choses peuvent advenir par voie de miracles divins. Quelque chose d’analogue à la conception de Jésus-Christ par une vierge immaculée, c’est-à-dire par une vierge qui n’a jamais couché avec un homme s’est produit dans mon propre corps. A deux reprises différentes déjà (cela au temps où je séjournais encore à la clinique de Flechsig), j’ai possédé des organes génitaux féminins quoique imparfaitement développés, et j’ai ressentis dans le corps des tressautements comme ceux qui correspondent aux premières manifestations vitales de l’embryon humain : des nerfs de Dieu correspondant à la semence masculine avaient été projetés dans mon corps par un miracle divin : une fécondation s’était ainsi produite. Par la suite, j’ai acquis une idée assez claire des modalités par lesquelles a pu s’accomplir la résurrection de Jésus-Christ ; les derniers temps de mon séjour à la clinique de Flechsig et au début de mon actuel séjour, ce n’est pas seulement une unique fois, mais des centaines de fois, que j’ai pu voir des formes humaines dépêchées là pour un temps bref par voie de miracles divins pour se dissoudre à nouveau ou disparaître – les voix qui me parlaient dans la tête désignaient ces apparitions sous le nom d’ « hommes bâclés à la 6-4-2 » ; parfois même il s’agissait de gens qui étaient morts depuis longtemps, comme par exemple le docteur Rudolf J. que j’avais vu à Coswig, à la clinique du docteur Pierson ; mais il y en avait d’autres également qui, apparemment, en étaient passés par une transmigration d’âmes, le procureur général B. par exemple, les docteurs N. et W., conseiller au tribunal de province supérieur, le docteur W., conseiller privé, l’avoué W., mon beau-père et encore d’autres : tous paraissaient vivre en quelque sorte une existence onirique, c’est-à-dire qu’ils donnaient l’impression de ne pas être en état de soutenir une conversation sensée ; d’ailleurs, moi-même je n’étais pas enclin à leur parler, pour la raison essentielle que je croyais avoir affaire non à des personnes réelles mais seulement à des fantoches miraculeux. Sur les bases de ce que j’ai vécu là, j’incline à croire que Jésus-Christ lui-même, qui en tant qu’homme véritable mourut d’une mort véritable, revint ensuite pour un temps bref, « fait » par un miracle divin « homme bâclé à la six-quatre-deux », afin de conforter la foi de ses partisans et de ménager des assises sûres à l’idée d’immortalité parmi les hommes ; mais il subit ensuite la dissolution propre aux « hommes bâclés à la six-quatre-deux », ce qui n’exclut nullement, comme il apparaîtra à l’évidence de remarques ultérieures, que ses nerfs eussent accédé à la béatitude.


Rôle des 6-4-2
Le maintien en vie du Juif errant, et les soins apportés à la satisfaction des exigences de ses besoins vitaux, étaient assurés par des « images d’hommes bâclées à la six-quatre-deux » (…) Ceci semble avoir été l’intention majeure, réglée sur l’ordre de l’univers, de l’institution des « images d’hommes bâclées à la six-quatre-deux » ; je ne saurais véritablement dire si cette institution avait aussi pour but de permettre aux âmes d’accomplir les prestations laborieuses à elles infligées pour leur purification, et qu’elles doivent accomplir sous la forme humaine justement ce qui leur est ainsi échue ; quoi qu’il en soit, les « images d’hommes bâclées à la six-quatre-deux » n’étaient pas là uniquement dans le but d’une simple partie de miracles jouées contre moi – ce en quoi tout cela n’en a pas moins fini par dégénérer aux derniers temps de mon séjour chez Flechsig, pendant mon séjour chez Pierson, et également lors des premiers temps de mon séjour dans le présent asile. (55)


Le Raccordement de nerfs sur les poètes
Dieu avait également la possibilité de se mettre en liaison avec des humains extrêmement doués (poètes, etc.), de « brancher un raccordement de nerfs sur ces gens » (ce sont les termes mêmes utilisés par les voix qui me parlent du dedans, pour désigner ce processus) afin de les gratifier (notamment en rêve) de quelque pensée ou de certaines idées fécondes sur l’au-delà. Mais il ne convenait pas qu’un tel « raccordement nerveux » soit la règle car pour des raisons qui ne peuvent être élucidées plus avant, les nerfs de personnes vivantes, surtout en état d’hyperesthésie, ont un tel pouvoir d’attraction sur les nerfs divins, que Dieu ne pourrait se libérer d’elle et se sentirait par conséquent menacé dans son existence même. (11)


Attirance des nerfs féminins
Pour ce qui est des tentatives d’éviration, on ne fut pas long à s’apercevoir que l’accumulation progressive dans mon corps de nerfs (féminins) de volupté avait un effet tout à fait inverse de celui attendu, à savoir que la volupté d’âme qui en résultait dans mon corps tout au contraire, augmentait ma force d’attraction. C’est pourquoi à cette époque on me mettait très souvent des « scorpions » dans la tête, minuscules organismes ressemblant à des crabes ou à des araignées, chargés d’y accomplir quelque travail dévastateur. (VII, 94)


Dieu et les cadavres
Dieu pouvait approcher sans risque pour lui les cadavres, pour extraire et, grâce au pouvoir des rayons, attirer leurs nerfs où, loin d’être anéantie, la conscience de soi était seulement en sommeil, et pour les éveiller à une nouvelle et céleste vie ; la conscience de soi revenait à elle sous l’action des rayons. (12)


La Langue de Dieu
Les âmes à purifier apprenaient pendant la purification la langue que parle Dieu lui-même, je veux dire la « langue de fond », sorte d’allemand quelque peu archaïque, mais pourtant toujours plein de vigueur, qui se signalait notamment par sa grande richesse en euphémismes (ainsi, par exemple, à l’inverse du sens : récompense pour châtiment ; poison pour nourriture ; jus pour poison ; impie pour saint, etc.) (14)


Dieu parle allemand
La proposition qu’on a énoncée ci-dessus comme quoi Dieu, sous la forme de la « langue de fond » se servait de la langue allemande, ne doit naturellement pas s’entendre comme si la béatitude n’était promise qu’aux seuls Allemands. Néanmoins les Allemands ont, aux temps modernes (sans doute depuis la Réforme mais probablement aussi depuis les grandes invasions), été peuplé élu de Dieu, et de leur langue Dieu se servait par prédilection. Le peuple élu de Dieu, en ce sens, cela a été successivement dans l’Histoire – en tant que ces peuples étaient toujours les plus vertueux – les anciens Juifs, les anciens Perses (ceux-ci dans une mesure tout à fait prééminente, nous le préciserons plus tard), les « Gréco-Romains » (à l’époque de l’Antiquité gréco-romaine sans doute, mais peut-être aussi à l’époque des Croisades, en tant que Francs), et enfin les Allemands. Pour Dieu, étaient d’emblée compréhensibles, grâce au raccordement de nerfs, les langues de tous les anciens peuples. (15)


La Bipartition divine
Les Royaumes divins postérieurs étaient (et sont encore) soumis à une bipartition singulière, en suite de quoi on pouvait distinguer un Dieu inférieur (Ahriman) et un Dieu supérieur (Ormuzd). Je ne puis rien exprimer de plus précis sur la signification de cette bipartition, si ce n’est que le Dieu inférieur paraît s’être senti attiré de préférence vers les peuples originairement bruns (les Sémites), et le Dieu supérieur vers les races primitivement blondes (les peuples aryens). (20)


L'Imperfection divine
Dieu n’est pas, assurément, et n’a jamais été l’être d’absolue perfection que la plupart des religions reconnaissent en lui. La force d’attraction, cette loi impénétrable dans son essence la plus intime, impénétrable même pour moi et en vertu de laquelle rayons et nerfs sont attirés les uns par les autres, recèle en germe une menace pour le règne de Dieu, menace dont une figuration allégorique fournit sans doute déjà la base de la légende germanique du Crépuscule des Dieux. (…) Dès qu’un conflit d’intérêt vient à surgir entre certains êtres humains particuliers ou au sein de groupements (qu’on pense à Sodome et Gomorrhe !), ou vient à secouer la population d’une planète entière (recrudescence du nervosisme et de la corruption), l’instinct de conservation s’éveille en Dieu comme en tout autre être animé.(30)


La Perfection de l’Univers
L’ordre de l’univers témoigne de toute sa grandeur et de tout son sublime en ce que, même dans une situation qui lui est si intrinsèquement contraire, Dieu lui-même est dépourvu de moyens de coercition lorsqu’il poursuit des fins incompatibles avec l’ordre de l’univers. Toutes les tentatives en vue de perpétrer sur moi le meurtre d’âme, ou l’éviration pour des fins qui seraient attentatoires à l’ordre de l’univers (c’est-à-dire pour satisfaire le désir sexuel d’un humain), et toutes celles qui ensuite se sont proposées la destruction de ma raison, ont échoué. (61)


L'Ingérence Nerveuse
Le principe de la contrainte au jeu continu de la pensée consiste en ceci qu’on force quelqu’un à penser sans relâche ; autrement dit, la liberté naturelle de l’homme de pouvoir de temps à autre accorder aux nerfs de son entendement le repos qui leur est nécessaire, en ne pensant à rien (comme cela se passe de la façon la plus caractéristique dans le sommeil), eh bien, cette liberté m’a été, d’entrée de jeu, refusée par les rayons à qui j’ai affaire, insatiablement avides qu’ils sont de savoir constamment à quoi je pense. On me demandait par exemple, tout de go, avec ces mots mêmes : « A quoi donc est-ce que vous pensez là, à l’instant même ? » La question est déjà en soi un non-sens achevé, puisque tout le monde sait que aussi bien à certains moments on peut très bien ne penser à rien, ou penser à mille choses à la fois. Mes nerfs restaient donc inertes devant une pareille question, et très rapidement on fut donc obligé d’avoir recours à tout un système de contrefaçon de la pensée, et par exemple à la susdite question, on allait fabriquer soi-même la réponse : « C’est à l’ordre de l’univers que celui-là devrait » sous-entendu « penser ». (48)


Les Threads cosmiques
C’était en tant qu’âmes qu’ils s’entretenaient avec moi par voie de raccordement nerveux. Beaucoup de ces gens s’intéressaient avant tout à la religion ; il y avait notamment de très nombreux catholiques parmi eux qui espéraient des orientations qu’on avait arrêté de me faire prendre, une extension du catholicisme, en particulier la catholicisation de la Saxe et de Leipzig ; parmi eux, le curé St. De Leipzig, les « quatorze catholiques de Leipzig » (le seul nom cité était celui du consul général D., il s’agissait probablement là d’une association catholique ou de son comité directeur), le père jésuite S. de Dresde, l’archevêque ordinaire de Prague, le chanoine capitulaire Moufang, les cardinaux Rampolla, Galimberti et Casati, le pape lui-même, à la tête d’un singulier « rayon fauve », enfin d’innombrables moines et d’innombrables religieuses ; un beau jour, conduits par un révérend père dont le nom était quelque chose comme Starkiewicz, deux cent quarante moines bénédictins firent irruption dans ma tête, sous leur avatar d’âmes, pour s’y engloutir tous ensemble.(V, 50)


Le Juif Errant
Le Juif errant devait obligatoirement avoir subi l’éviration (avoir été transformé en femme), pour pouvoir mettre au monde des enfants. L’éviration se pratiquait de manière à ce que les organes génitaux (externes) masculines (scrotum et membre viril) se rétractassent à l’intérieur du ventre, et par une déformation concomitante les organes génitaux internes étaient changés en leurs homologues pour le sexe féminin – ce processus s’opérait peut-être lors d’un sommeil plus que séculaire, puisqu’il fallait en effet qu’interviennent de surcroît des modifications du système osseux (bassin, etc.). Il se produisait donc une involution ou une inversion du processus de développement qui prend place chez les fœtus humain lors du quatrième ou du cinquième mois de la grossesse, selon que la nature donne en partage à l’enfant le sexe masculin ou le sexe féminin. (54)


Bienvenue au Village Potemkine
Les rues que nous empruntâmes, notamment la place Auguste que nous traversâmes, me firent une impression remarquablement étrange ; elles étaient, autant que je me souviens, totalement vides de toute présence humaine. Cela tenait peut-être à l’heure très matinale, et à la lumière qui est particulière à cette heure ; le train était sans doute celui de 5h30 du matin. Après avoir vécu au milieu des miracles pendant des mois, j’étais plus ou moins enclin à prendre pour miracle tout ce que je voyais. Je me demandais donc si je ne devais pas tenir les rues de la ville de Leipzig où je passais pour des décors de théâtre, analogues à ceux qui avaient, dit-on, été dressés par le comte Potemkine tout exprès sur le trajet de l’impératrice Catherine II de Russie lors d’un voyage qu’elle fit à travers les plaines désolées, afin de lui donner l’illusion d’un paysage florissant. (VIII, 100)


Qualité des âmes
Les âmes les plus amicales se dirigeaient toujours davantage au voisinage de mes parties sexuelles (du ventre, etc.) où elles ne me faisaient aucun mal ou presque aucun, et n’étaient pas autrement importunes ; cependant que les âmes mal intentionnées se portaient toujours à la tête, dans le but d’y provoquer quelque dommage ; en particulier, elles se posaient de très détestable façon sur l’oreille gauche. (8, 116)


Dieu passe à l’anglais
Amongs the fossiles était d’ailleurs aussi une des expressions favorites de l’âme Flechsig pour dire « parmi les images d’hommes bâclées à la six-quatre-deux » ; par quoi se manifestait sa tendance à substituer aux expressions de la langue de fond désignant les choses surnaturelles, des locutions qui frisaient le ridicule par leur consonance moderniste. C’est ainsi qu’il affectait également de parler d’un « principe de télégraphie-lumière » pour désigner l’attraction mutuelle des rayons et des nerfs. (IX, note 58)


Le Système de prise de notes
Quant au « système de prise de notes », c’est une réalité de fait qui sera également extrêmement difficile à faire saisir à d’autres. Chaque jour m’apporte les preuves les plus accablantes de sa véracité, et pourtant ce système appartient à vrai dire, même pour moi, au domaine de l’inconcevable : en effet lorsqu’on est un tant soit peu au fait de la nature humaine, on se rend compte immédiatement que les buts que l’on se propose là sont a priori hors d’atteinte. Il s’agit là apparemment de renseignements rassemblés pour parer à un embarras éventuel ; il m’est difficile de distinguer si cela procède d’un désir de truquage (contraire à l’ordre de l’univers) ou s’il s’agit d’une démarche aberrante de la pensée. On tient à jour des livres ou autres écritures dans lesquels depuis des années déjà sont consignées toutes mes pensées, mes façons de parler, dans lesquels sont recensés tous mes objets usuels, toutes les choses qui se trouvent ordinairement en ma possession ou autour de moi, ainsi que toutes mes relations, etc. Je ne peux même pas dire avec certitude qui prend ces notes. Dans l’impossibilité où je suis de me représenter la toute-puissance de Dieu comme dépourvue de toute intelligence, je suis amené à supposer que cet enregistrement est assuré par des êtres siégeant sur des corps célestes éloignés, auxquels, à l’instar des « bonshommes bâclés à la six-quatre-deux » certes il a été donné une apparence humaine, mais qui pour leur part sont totalement déshabités par l’esprit ; les rayons qui passent par là leur forcent pour ainsi dire la plume dans la main, pour cet office de prise de notes qu’ils assurent tout mécaniquement, en sorte que d’autres rayons arrivant ultérieurement puissent à leur tour consulter ce qui a été pris en note. (IX, 127)


L'Epuisement de la pensée nouvelle
On avait cru pouvoir épuiser avec le système de prise de notes mon potentiel de pensées – un moment arriverait, croyait-on, où je ne pourrais plus produire une seule pensée nouvelle ; vision des choses évidemment complètement absurde, tant il est vrai que la pensée humaine jamais ne s’épuise ; sans arrêt sont suscitées de nouvelles pensées qu’apporte la simple lecture d’un livre, d’un journal. Le stratagème, donc, était le suivant ; dès que se manifestait en moi une pensée que j’avais déjà eue avant – pensée qui par conséquent avait déjà fait l’objet de notes prises (et un tel retour n’était-il pas inévitable pour nombre de pensées) ainsi de la pensée « maintenant je vais me laver », quand c’était le matin, ou « voilà un beau passage » quand on jouait du piano) – dès qu’on décelait donc en germe ce genre de pensées, les rayons susceptibles d’être attirés à proximité de ma personne étaient munis, en guise de viatique, d’un « nous avons déjà » (prononcé « zavons déjà »), sous-entendu : « noté cela », formule qui les immunisait, en quelque façon difficile à élucider, contre la force d’attraction de la pensée en quesion.(IX, 132)


Textes : Daniel Paul Schreber
Image : Scott Batty

2007/12/26

"JE FERAI UN POEME DE PUR NEANT"

Guillaume d'Aquitaine



Je ferai un poème de pur néant
Il ne sera ni de moi ni d’autres gens
Il ne sera ni d’amour ni de jeunesse
Ni de rien d’autre
Je l’ai composé en dormant
Sur un cheval

Je ne sais quelle heure je suis né
Je ne suis ni joyeux ni triste
Ni sauvage ni familier
Je ne sais pas être autrement
Doué la nuit par une fée
Sur un mont haut

Je ne sais quand je suis endormi
Ni quand je veille si on ne me le dit
À peu m’est le cœur parti
D’un deuil au cœur
Tout ça ne vaut pas une fourmi
Par saint Martial

Je suis malade je vais mourir
Je n’en sais que ce que j’entends dire
Je cherche un médecin à ma fantaisie
Je ne sais lequel
Il sera bon s’il me guérit
Mauvais si je meurs

J’ai une amie je ne sais laquelle
Car je ne l’ai jamais vue
Elle n’a rien qui me plaise rien qui me pèse
Et ça m’est égal
Je n’ai ni Normand ni Français
Dans ma maison

Sans l’avoir vue je l’aime fort
Elle ne m’a rien donné, elle ne m’a fait aucun tort
Si je ne la vois pas ça va bien
Tout ça ne vaut pas un coq
J’en connais une plus noble et belle
Et qui vaut mieux qu’elle

Je ne sais pas où elle vit
Si c’est en montagne ou en plaine
Je n’ose dire comme elle me blesse
Aussi je me tais
Je suis triste si elle reste ici
Quand je m’en vais

J’ai fait ce « vers » de je ne sais quoi
Et je le transmettrai à quelqu’un
Qui le transmettra à un autre
Jusqu’à Poitiers
Pour qu’il m’envoie de son étui
La contre-clé


Texte : Guillaume d'Aquitaine
Image : droits réservés (par TF1 ?)

2007/11/04

LA DISSIDENCE TOTALE

William Burroughs, extrait des Journaux de Retraite (1975), à propos de Castaneda


« Les desseins d’un Boddhisattva et ceux d’un artiste sont différents et ne sont peut-être pas conciliables. (…) La méditation, le voyage astral, la télépathie sont tous des moyens pour une fin aux yeux du romancier. J’ai même tiré parti de la scientologie. C’est une question d’énergie. (…)
« Je sens que je vais plus loin par le truchement de l’écriture que par n’importe quel système de méditation. Et aussi loin que puisse aller un système, je préfère l’univers imprévisible, dangereux et ouvert de Don Juan à l’univers prévisible et ferme du karma de l’univers des bouddhistes. Bien entendu, l’existence est la cause de la souffrance et la souffrance peut être une bonne matière première. Don Juan déclare être un guerrier irréprochable et non un maître ; quiconque recherche un maître devrait chercher ailleurs. Je ne recherche pas un maître ; je rechercher les livres. Dans les rêves, je trouve parfois les livres ou cela est écrit, et je peux rapporter quelques phrases qui se dévident comme un rouleau. Puis je tape aussi vite que je peux parce que je suis en train de lire et non d’écrire.
« Je vais tenter de résumer le système d’entraînement spirituel très complexe et raffiné définit par Don Juan dans « Histoires de Pouvoir ». L’objectif de cet exercice est de produire un guerrier irréprochable – c’est-à-dire un être qui, à chaque instant, est complètement en possession de lui-même. Le guerrier s’intéresse seulement à l’expression de l’intégrité de son être, non à l’éloge et au secours des autres. Il ne cherche ni n’admet l’aide d’un maître. Le stade guerrier est atteint avec l’aide d’un professeur et d’un bienfaiteur. Pour comprendre les rôles respectifs du professeur et du bienfaiteur, on doit prendre en considération les concepts de tonal et de nagual, qui sont fondamentaux à la voie du guerrier. Le tonal est la somme de toutes les perceptions et de la connaissance d’un individu, tout ce dont il peut parler et tout ce qu’il peut expliquer, y compris son propre être physique. Le nagual est tout ce qui est extérieur au tonal : l’inexplicable, l’imprévisible, l’inconnu. Le nagual est tout ce dont on ne peut parler et tout ce qu’on ne peut pas expliquer, mais seulement attester. L’irruption soudaine du nagual dans le tonal peut être fatale, à moins que l’étudiant soit soigneusement préparé. Le rôle du professeur est d’épurer et de renforcer le tonal, en sorte que l’étudiant soit capable de se familiariser avec le nagual que le bienfaiteur va alors expliquer. Le professeur et le bienfaiteur montrent à l’étudiant comment atteindre l’inconnu, mais ils ne peuvent prévoir ce qui va se passer quand il atteindra le nagual. Le nagual est imprévisible de par sa nature, et du début jusqu’à la fin, l’enseignement est extrêmement dangereux. Alors que le tonal, la totalité de l’existence consciente, façonne l’être individuel, il est à son tour façonné par le nagual, par tout ce qu’il n’est pas, qui l’entoure comme un moule. Le tonal tend à se refermer et à nier le nagual, qui l’emporte complètement au moment de la mort. Si nous voyons le nagual comme étant l’inconnu, l’imprévisible et l’inexplicable, le rôle de l’artiste est d’entrer en contact avec le nagual et d’en rapporter un fragment dans le tonal avec l’aide de la peinture ou des mots, de la sculpture, du film ou de la musique. Le nagual est aussi la zone des prétendus phénomènes psychiques que les bouddhistes considèrent comme les distractions sur la voie de l’illumination. Le bouddhisme et le enseignements de Don Juan ne sont simplement pas dirigés vers les mêmes buts. Don Juan n’offre aucune solution finale ni aucune illumination. Pas plus que l’artiste. »



Texte : William Burroughs
Image : droits réservés

2007/10/31

D.H. LAWRENCE, GRANDIOSE



"Si vous faites la révolution, faites-la pour le fun."

2007/10/17

LEGUMES ! LEGUMES !




C’est le célèbre X., industriel et philanthrope, qui demande ça à la serveuse du restaurant corréen.
Sa maîtresse (ou sa secrétaire) l’a annoncé en amont, d’une voix aigue et pétillante.
« Je suis avec X. – une table pour quatre. »
Elle le dit deux fois, avec une fierté, c’est comme si c’était leur première sortie publique. Ils seront trois, X., sa fille et elle.
X. entre, s’assoit brutalement sur une table non-fumeur, cigare en bouche.
Il a faim et soif. Il héle la serveuse : « Légumes ! Légumes ! »
Sa secrétaire (ou sa maîtresse) fait la conversation avec sa fille. Elle se prépare à son rôle de mère, future, qu’elle attend avec impatience.
Lui, en chemise rose, insiste pour plus de viande dans le barbecue.
Il n’a tué personne aujourd’hui. Les morts coupent l’appétit.

Texte : Pacôme Thiellement
Image : Widmore Labs

2007/10/02

THIS CHARMING MAN



Ici-Bas soutient le grand projet de Lionel Jospin, élaboré avec « L’Impasse » : raconter l’histoire politique française récente à travers des titres de films de Brian de Palma.

TEASER - Bientôt, sous la plume de Lionel Jospin :

« Body Double » (les mésaventures de Lionel Jospin sous Jacques Chirac, ou le rêve schizophrénique d’un ancien trotskiste désormais au pouvoir, mais tempéré par la raison)

« Obsession » (les troubles et les souvenirs paranoïaque d’un ex-perdant à la présidence résidant à l’île de Ré, il se remémore l’histoire de sa rencontre avec sa femme, + en annexe : le making of de son livre « Le monde tel que je le vois » et la découverte d’un souterrain mystérieux dans les caves de Matignon)

« Mission Impossible » (le combat d’un ex-perdant à la présidence pour se représenter, entravé de toutes parts par des anciens amis devenus traîtres à sa cause, avec, au cœur, la découverte d’un temple mystérieux à Venise, et d’un anneau permettant de se rendre invisible)

« Les Incorruptibles » (la création de la mission interministérielle de Lutte contre les sectes, pourquoi il a refusé de rencontrer Tom Cruise, la rencontre avec des petits elfes qui lui promettent de revenir au devant de la scène politique)

« L’Esprit de Caïn » (la véritable histoire de la trahison de François Hollande, proche entre les proches ; les angoisses schizophréniques d’un ex-perdant à la présidence tempéré par la raison confrontant ses anciens démons + en annexe, douze sonnets : « Pensées en forme de poèmes »)

« Femme Fatale » (la jeunesse de Ségolène Royale sous Mitterand, comment elle a séduit François Hollande et monté un à un tous les échelons du pouvoir, + en annexe : rêverie autour d’un souvenir d’une féria à Nîmes)

Etc. Etc.

2007/09/23

THEATRE DE L'EMPIRE



Ceci n’est pas un rêve. En allant acquérir une nouvelle imprimante à la Fnac, je passe en bus 26 devant une créperie atroce nommée Cécilia et fermée pour travaux. Au retour de la Fnac, mon imprimante sur les bras, un homme en chemisette très inquiétant, jeune, imberbe, les cheveux ayant tourné au gris trop vite, le visage rougi, abîmé, en béquilles, m’accoste en me disant :
« T’es juif comme moi, toi ? »
- Non.
- Tu peux m’aider ?
- Je ne sais pas, que voulez-vous ?
Il s’énerve, commence à repartir, puis se retourne, et me lance (comme si c’était ma dernière chance) :
- Ils l’ont enterré où ?
- Pardon ?
- (hurlant) Ils l’ont enterré où, putain ?
- Pardon, je vous demande pardon ?
- Jacques Martin ! ils l’ont enterré où ?
- Je… Je… Ne sais pas…
Il part, excédé.


Texte : Pacôme Thiellement
Image : Droits réservés dans l'au-delà

2007/08/22

SUMMER KISSES, WINTER TEARS



« Et alors je pense à cet Homme-Oiseau… L’image maintenant me vient de cet Homme–Oiseau, qui avait convoqué les journalistes au début du siècle pour démontrer qu’il avait résolu le problème du plus lourd que l’air, et que : il volait. Il savait, lorsqu’il se trouvait au premier étage de la Tour Eiffel, devant la presse, et devant peut-être le public, il savait qu’il allait tomber comme une pierre, qu’il allait se tuer. Il s’est tout de même jeté dans le vide, n’est-ce pas… Il s’est jeté dans le vide… Il s’est jeté dans le vide... Il s’est jeté dans le vide… »
Alain Cuny, entretien avec Jean-André Fieschi (1989)

2007/07/29

SUZY M'AIME



C’est à cette époque que la petite femme put ressurgir, elle qu’on avait enterrée depuis une bonne dizaine d’années dans son enclos de Neuilly-sur-Seine. Elle était viscéralement faite pour tirer profit de cette situation. Dans le bus qui me ramenait d’un vernissage dans le vingtième, des flics en civil contrôlèrent nos billets et un gros vieillard à casquette tenta de fuir. Les gardiens de la paix armée se mirent à quatre pour le finir à coups de tatane. Le bus s’échauffa et quelques noirs pauvres et pacifiques se proposèrent de payer le foutu billet. Ils furent renvoyés du bus avec force violence, comme le reste d’entre nous, par les cris et les menaces des agents de la sécurité, toutes armes dehors.
Ce n’était pas un rêve, cette fois, même si ça avait le même goût.
« C’est un vieillard », dis-je en tremblant à l’émissaire de la petite femme qui le serrait à la gorge.
« Descendez, monsieur, laissez-nous faire notre travail et il ne vous arrivera rien » me dit un autre robot aux cheveux gras en me raccompagnant avec fermeté vers les autres.
Seule la femme du prévenu, toute en noir avec une tête de petite pomme ridée, restait impassible et se contenta de ramasser son espadrille. Alors que le bus de nuit, transformé en salle d’interrogatoire, continuait sa route vers nulle part, nous ayant lâché comme des merdes à Barbès-Rochechouart, une étrange vieille taupe à lunettes, squelettique, allusive, qui caressait la fille d’une africaine, tenta de nous raccommoder avec la police avec des mots de miel. Mais c’était en vain. La petite femme qui contrôlait la police et ses menaces en langage clair étaient désormais sur toutes nos lèvres.
« C’est Suzy, dirent quelques noirs avec une lueur magique dans l’œil, c’est elle, c’est ce qu’elle nous prépare. »
Nous n’avions pas peur, nous n’avions pas mal, nous étions juste assez chinois pour n’avoir pas envie de pénétrer ce nouveau monde qu’on nous offrait sur un plateau d’argent. Mais avions-nous jamais eu le choix ? Ou, depuis longtemps, notre liberté s’arrêtait au commentaire de la situation et à la farce ?

Texte : Pacôme Thiellement
Images : droits réservés (is this guy kidding or what ?)

L'AME DE NICOLAS SARKOZY DECLARE :

De notre fragmentation, il est inconvenant de trop parler.

INTRODUCTION A LA LECTURE DE JULIAN JAYNES

Résumé synthétique de La Naissance de la Conscience dans l’effondrement de l’esprit
Elève Thiellement




I. Ce que la conscience n’est pas

L’ouvrage de Julian Jaynes, La Naissance de la Conscience dans l’effondrement de l’esprit, répond à la tentative de créer une anthropologie rigoureuse de la conscience. Selon Jaynes, nous avons été dupés par plusieurs leurres :
1) croire que la conscience était l’ombre de l’action ;
2) croire qu’elle était de l’ordre de la réactivité ;
3) en faire la copie de l’expérience ;
4) penser qu’elle relevait de l’apprentissage des signaux ;
5) imaginer qu’elle était équivalente à l’exercice naturel de la pensée.

Or : 1) la conscience n’est pas l’ombre de l’action, puisqu’elle est indubitablement plus intense lorsque l’action est plus hésitante – le self conscious est un homme paralysé (Hamlet) – et mutique lorsque nous faisons les choses les plus habituelles et les plus simples.

2) La réactivité recouvre tous les stimuli dont notre action tient compte ; c’est elle qui conditionne notre savoir-faire, alors que la conscience l’entrave souvent, qu’il s’agisse de parler, d’écrire, d’écouter ou de lire. Nous ne sommes pas conscients de la plupart des mots que nous prononçons, et certainement pas conscients de la majorité de ceux que nous lisons ou écoutons, mais, la plupart du temps, nous accordons notre attention à l’idée générale décrite, nous réagissons aux stimuli qu’elle implique avec un caractère presque automatique.

« Jouer au piano est un exemple extraordinaire. Nous avons là un ensemble complexe de diverses tâches accomplies toutes en même temps, en ayant à peine conscience de les exécuter. (…) Un coureur peut être conscient de sa position par rapport aux autres dans la course, mais il n’est certainement pas conscient de mettre une jambe devant l’autre. Une telle pensée pourrait bien le faire trébucher. »

3) Ce dont on se souvient consciemment est minime par rapport à ce qu’on reconnaît comme familier. On ne s’étonne pas de la couleur du papier toilette du bureau ou de la forme de la boutique qui jouxte notre arrêt de bus, mais, si on ferme les yeux, il est impossible de les visualiser. Nous ne sommes pas « conscients » d’eux, et l’opération menée par la conscience n’est pas de réaliser une copie de l’expérience. La conscience ne sert pas non plus à créer des concepts utiles à la reconnaissance. Les concepts ne sont que des classes de choses équivalentes du point de vue du comportement (tous les arbres sont classés dans l’idée de l’arbre du point de vue comportemental), et les concepts radicaux, antérieurs à l’expérience, fondent les structures aptiques qui rendent l’action possible.

4) L’apprentissage des signaux (associant un plaisir à une action, ou une douleur à une autre) est plutôt organique que conscient. Il n’est pas nécessaire que la conscience intervienne dans l’acquisition d’un savoir-faire. L’apprentissage se déroule même plus facilement lorsque nous n’en sommes pas trop conscients, lorsqu’il se fait, pour ainsi dire, de manière somnambulique, et presque malgré nous.

« L’exercice Zen d’apprentissage du tir à l’arc est tout à fait explicite sur ce point, pendant lequel on conseille à l’archer de ne pas penser aux actions de tendre l’arc et de lâcher la flèche, mais de se libérer de la conscience de ce qu’il fait en laissant l’arc se tendre et la flèche partir au bon moment. »

5) On peut également penser sans l’usage de la conscience : si la logique est de l’ordre de la conscience, celle-ci n’est liée au raisonnement que comme la médecine à la santé, ou la morale à la conduite. La logique est simplement la science de la justification des conclusions que nous avons déjà atteintes.
Il y a plusieurs étapes dans la pensée : une étape de préparation pendant laquelle on réfléchit consciemment au problème ; ensuite une période d’incubation sans aucune concentration consciente sur le problème, puis l’illumination, justifiée ensuite par la logique.




II. Ce que la Conscience est

En réalité, les fonctions de la conscience sont :
a) la métaphore ;
b) la narratisation ;
c & d) la création d’un je analogue et d’un moi métaphorique.

a) Comprendre une chose, c’est parvenir à une métaphore de cette chose en lui substituant quelque chose qui nous soit plus familier. Le travail métaphorique de la compréhension implique des métaphrandes (les choses à décrire) et des métapheurs (les choses aidant à décrire les précédentes), auxquels on doit ajouter des parapheurs (les mots associés aux métapheurs, comme la chaleur, la protection et le sommeil associés à la « couverture » dans la métaphore de la « couverture de neige ») et les paraphrandes (les mots associés aux choses à décrire).

« Dans les idées abstraites concernant les relations humaines, la peau devient un métapheur particulièrement important. On se contacte, ou on reste en contact, avec d’autres personnes qui peuvent avoir l’esprit peu ou très fin, ou qui sont peut-être susceptibles, auquel cas il faut les traiter avec ménagement, de peur de les prendre à rebrousse-poil ; nous pouvons avoir un sentiment pour quelqu’un, avec lequel nous pouvons vivre une expérience touchante. (…) Une théorie est donc une métaphore entre un modèle et des données. Et comprendre, en science, c’est avoir cette impression de similitude entre des données compliquées et un modèle familier. »

La conscience est donc la métaphrande créée par les paraphrandes de nos expressions verbales, mais, réciproquement, elle est le métapheur de notre expérience passée, opérant une sélection constante sur nos actions futures, nos décisions, nos souvenirs du passé, ce que nous sommes comme ce que nous ne sommes pas encore.

b, c & d) La conscience est une opération, que, par une métaphore familière, nous assimilons à un lieu. Sa première caractéristique est donc la spatialisation : elle se créé comme un espace mental métaphorique, que nous renouvelons et agrandissons à chaque fois que nous sommes conscients d’une chose nouvelle. Elle extrait de notre passé des données avec lesquelles elle crée des réminiscences, un « récit », et dont la pertinence est tributaire de l’état dans lequel notre esprit se trouve (un homme triste extraira des éléments tristes, un homme ambitieux des éléments ayant traits à la carrière ou au concours). Ces données sont bien distinctes de l’action que nous avons exercé, puisqu’on y ajoute déjà un « je » analogue, qui se déplace par délégation dans notre imagination et exécute pour nous des choses que nous ne faisons pas réellement. Le « je » analogue engendre à son tour un « moi » métaphorique que nous plaçons ou déplaçons de l’image que nous nous projetons et qui intervient, ou non, dans la narratisation exercée par le « je » analogue :

« La recherche des causes de notre comportement ou le fait de dire pourquoi nous avons fait telle ou telle chose font partie intégrante de la narratisation. Ces causes en tant que raisons peuvent être vraies ou fausses, objectives ou idéales. La conscience est toujours prête à expliquer tout ce que nous faisons, à tel ou tel moment. Le voleur explique que son acte est dû à la pauvreté. Le poète que le sien est dû à la beauté, le scientifique à la vérité ; le but et la cause étant inextricablement liés pour produire la spatialisation de l’action dans la conscience. »

Enfin, de même que nous assimilons des stimuli dans l’apprentissage des signaux, nous concilions ou conformons des extraits pour produire une narratisation cohérente. Mais, si la conscience dépend du langage – et non l’inverse – son apparition est donc plus récente que l’on a pu le penser jusqu’à nos jours.




III. Langage et Conscience

L’écriture (hiéroglyphique, hiératique et cunéiforme) est apparue vers 3000 avant Jésus-Christ, mais le premier texte écrit dans une langue dont la traduction offre assez de certitude est L’Illiade. Elle a été composée par des générations d’aèdes entre 1230 et 900 avant J.C. Ce qui y apparaît, tout d’abord, c’est l’absence de terme recouvrant la signification de la conscience. Les hommes sont pourvus d’une psychè (âme ou souffle), d’un thumos (le mouvement ou les gestes) et d’un noos (qui est l’organe de la reconnaissance). Les hommes, lorsqu’ils doutent, connaissent une division nommée mesmera qui signifie être en conflit avec soi-même, non dans sa reconnaissance (noos) ou dans son âme (psychè) mais en conflit dans son action (thumos). Or lorsque les hommes entrent en conflit entre deux actions, c’est le moment où les dieux apparaissent et redirigent celles-ci.

« Qui étaient ces dieux déplaçaient les hommes comme des robots et chantaient des épopées par leur bouche ? C’était des voix dont le discours et les instructions étaient perçus avec autant de clarté par les héros de L’Illiade, que celles qu’entendent certains épileptiques ou schizophrènes, ou que les voix entendues par Jeanne d’Arc. Les dieux étaient des organisations du système nerveux central, et peuvent être considérés comme des personae dans le sens où ils présentaient une grande cohérence à travers le temps, où ils étaient des amalgames d’images parentales et admonitoires. Le dieu est une partie de l’homme, et le fait que les dieux ne s’écartent jamais des lois naturelles s’accorde tout à fait avec cette conception. Les dieux grecs ne peuvent rien créer à partir de rien, contrairement aux dieux hébreux de la Genèse. Dans la relation entre le dieu et le héros, il y a les mêmes échanges de politesse, les mêmes émotions, les mêmes tentatives de convaincre que celles qu’on pourrait rencontrer entre deux personnes. Le dieu grec ne s’avance jamais au milieu de la foudre, n’engendre jamais de vénération craintive ni de peur chez le héros, et il est aussi éloigné du dieu exagérément pompeux de Job qu’il est possible. Il se contente de guider, de conseiller et de commander. Il ne demande pas l’humilité ni même l’amour, et exige peu de reconnaissance. (…) Les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations. Ils ne sont vus ou entendus en général que par les héros auxquels ils s’adressent en particulier. »




IV. L’esprit bicaméral

La nature humaine était alors divisée en deux : une partie qui commandait, appelée dieu (prenant ses assises dans l’hémisphère droit), et une partie qui obéissait, logée dans l’hémisphère gauche, appelée homme. Cette bipartition était le modus operandi de l’esprit bicaméral. Dans l’esprit bicaméral, la volition, l’élaboration et l’initiative s’organisaient sans aide de la conscience dans l’hémisphère droit et étaient ensuite transmises à la personne dans la langue qu’elle connaît, à l’hémisphère gauche, parfois accompagnés par l’apparition d’un ami, d’une figure d’autorité ou d’un dieu. La personne obéissait alors aux voix parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle devait faire toute seule. Dans tous ses actes, l’homme était dotée d’une réactivité telle que la nôtre, mais la prise de décision lors d’un moment de stress était réalisée à l’aide d’une voix qui recueillait la sagesse admonitoire accumulée pendant sa vie. Ces voix grondaient, réconfortaient, commandaient ou annonçaient ce qui allait arriver : elles le faisaient en produisant également éventuellement une hallucination visuelle, une figure (à noter que l’identification des visages et de leur expression étant, en premier lieu, une fonction de l’hémisphère droit, la différence entre un ami et un ennemi dans une situation nouvelle était du ressort du dieu).
À l’époque bicamérale, le seuil de stress nécessaire à l’apparition des voix était simplement beaucoup plus bas que chez les gens normaux à notre époque : il suffisait qu’un changement de comportement soit requis par un élément nouveau dans une situation quelconque.


Straight in the camel's ass


V. Fonctions de l’esprit bicaméral

L’hypothèse de Jaynes est que l’esprit bicaméral était la forme de contrôle social qui permit à l’humanité de passer de petits groupes de chasseurs-cueilleurs à de grandes communautés pratiquant l’agriculture. L’esprit bicaméral, contrôlé par les dieux, se serait développé comme l’étape finale de l’évolution du langage, et c’est dans ce développement que résiderait l’origine de la civilisation (soit l’art de vivre dans des villes d’une taille telle que personne ne se connaît). Les hallucinations auditives, se développant comme un effet secondaire de la compréhension du langage, accompagnèrent la création de structures plus grandes, dans lesquelles il n’était pas nécessaire que le chef dût s’appuyer sur des rencontres répétées avec chaque personne pour exercer sa domination. Ainsi, les hallucinations maintenaient les individus aux tâches les plus longues. Ces hallucinations n’étaient pas de simples enregistrements de la voix du roi, mais pouvaient résoudre des problèmes à partir du matériel de sagesse admonitoire accumulé le long de la vie de l’individu et improviser des choses que le roi lui-même n’avait pas dit (mais à partir de la même autorité auditive). Ainsi, toute personne engagé dans un travail quelconque, et devant se retrouver, seul, devant un problème nouveau, portait en elle la voix du roi qui l’aidait à résoudre celui-ci.
Les dieux furent d’abord des rois morts, dont on n’arrivait pas à faire disparaître le souvenir. Ses hallucinations étaient notamment soutenues par la statuaire et l’art funéraire, propre à réactiver les voix (l’état d’hypnose étant favorisé par la prédominance des yeux, nous dévisageant avec autorité). Plus tard, lors de la chute de la bicaméralité, on utilisa les drogues pour réactiver cet état (le peyotl, en particulier).
Le roi mort, ou dieu vivant, était la statue, et la statue avait sa maison. Les théocraties se partagèrent alors entre celles dont le roi était un dieu (par autorisation du roi mort) et celui où il était un représentant de ce dieu. Mais à mesure que l’on s’approche de la fin du IIIe millénaire avant J.C., la complexité de l’organisation sociale requiert un plus grand nombre de décisions dans un nombre important de contextes. Les divinités prolifèrent, leurs voix se mêlent, se brouillent, et les prêtres augmentent pour en hiérarchiser les advenues.


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VI. Disparition de la Voix

La Loi apparaît en Mésopotamie en 2100 avant J.C. (le jugement des dieux commence à être écrit). Un vieux proverbe sumérien dit encore « Agis promptement, rends ton dieu heureux. » Le laps de temps entre la perception de la voix bicamérale et l’action qu’elle commande est celui dans lequel peut apparaître la souffrance. Mais le IIe millénaire avant J.C. ne devait pas permettre à cette hiérarchie de durer : les guerres, les catastrophes naturelles, les migrations nationales furent ses thèmes principaux. Et, entre l’acte et la voix du dieu, apparut le temps d’arrêt et le relâchement redoutable qui rend les dieux amers, jusqu’à ce que leur effacement survint quand fut inventé, sur la base du langage, un espace psychique avec un « je » analogue.
Dans le monde bicaméral, il n’y avait pas d’ambitions personnelles, pas de rancunes, pas de frustrations, pas d’ « intime ». A l’intérieur de chaque Etat, les gens étaient probablement plus paisibles et plus aimables que dans les civilisations ultérieures. Par contre, au point de rencontre entre différentes civilisations, les problèmes étaient autrement complexes. Les relations de frontière étaient sans nuance : amitié ou hostilité totale.
Les changements profonds et irréversibles marquant le IIe millénaire avant J.C. – la fréquence des guerres, ou une catastrophe comme la chute de Théra entre 1180 et 1170 (en l’espace d’une journée, des populations entières furent réduites à l’exode), enfin l’apparition de roi cruels comme Tiglath-Pileser Ier en Assyrie qui massacra des milliers de villageois inoffensifs – fit naître un relâchement de l’association entre dieu et homme, la voix divine ne pouvant plus combler l’augmentation du stress de ce dernier et ne lui permettant plus d’éviter la mort.
Ce chaos fut durable : il se prolongea en Grèce sous le nom d’invasions doriennes. Cette voix fut compensée par l’importance donnée à l’écriture. Quand à l’observation de la différence chez autrui (une autre langue, un autre peuple, un autre dieu), c’est peut-être elle qui est à l’origine de l’espace psychique. La fréquentation forcée des peuples d’origine différente dans l’exode amène à l’idée d’un « moi » individuel chez autrui, qui fut antérieur à sa présence supposée en nous. C’est l’époque où les épopées apparaissent, et avec elles la narratisation. Enfin, l’origine du « je » analogue tient à l’apparition – par la fréquentation forcée de l’autre – de la notion de duplicité (la duplicité démontrera également sa valeur pour la survie individuelle).


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VII. Naissance de la prière

Lorsque la voix des dieux se tait, la prière apparaît, pour la faire revenir. Le premier roi à genoux est le roi assyrien Tukulti-Ninurta Ier en 1230 avant J.C. « Celui qui n’a pas de dieu, tandis qu’il marche dans les rues, la migraine l’enveloppe tel un vêtement » (tablette datant de son règne). Dans une autre tablette, on peut lire : « Mon dieu m’a abandonné et a disparu, ma déesse m’a laissé tomber et se tient loin de moi, le bon ange qui marchait à mes côtés est parti. »
Le thème des religions du monde apparaît pour la première fois : pourquoi les dieux nous ont-ils abandonné ? Il faut qu’ils aient été offensés. Nos malheurs sont la punition de nos offenses. Nous demandons pardon aux dieux. Les chefs qui n’ont pas de dieux pour les diriger sont agités et incertains, leur autorité est contestable, et ils doivent se tourner vers les augures et la divination. On doit supplier les dieux de parler à nouveau. Les anges et les démons apparaissent comme créatures intermédiaires, ou messagers, et les cieux comme lieu d’habitation du dieu (dont l’éloignement physique justifie le défaut sur la terre).
Pour compenser le silence des dieux, on doit user de plusieurs types de stratagèmes : les présages, les rêves divinatoires, les sortilèges, les augures, la divination spontanée. Ces pratiques sont inventées par la civilisation pour suppléer à la fonction de l’hémisphère droit, quand, à la suite de la chute de l’esprit bicaméral, elle n’est plus aussi accessible que lorsqu’elle était codée linguistiquement par la voix des dieux. L’Odyssée en Grèce est un voyage dans la dissimulation, la découverte de la ruse, son invention et sa célébration. Elle chante tout ce qui était inconnu au monde de L’Illiade : les déguisements, les subterfuges, les transformations, la drogue, les histoires à l’intérieur d’autres histoires, et les hommes à l’intérieur des hommes. Sappho, elle, invente l’amour dans son sens moderne : l’amour apprend à l’homme à pratiquer l’introspection. Enfin, Solon d’Athènes avertit ses compatriotes de ne pas attribuer leurs malheurs aux dieux mais à eux-mêmes : « Chacun de vous à la démarche du renard ; le noos de chacun de vous est poreux : car vous ne faites attention qu’au discours rapidement changeant d’un homme, mais jamais à son action. »
Les dieux disparus, c’est la morale qui doit dicter nos actes. Et l’homme doit se « connaître lui-même ». De même chez les juifs, la différence entre « Amos » (datant du VIIIe siècle avant J.C.) et « L’Ecclesiaste » (IIe siècle) est celle qu’il peut y avoir entre un homme quasi bicaméral et un homme subjectivement conscient. La conscience apparaît d’ailleurs dans La Bible sous la forme du serpent (la tromperie). Au moment où le dieu cesse d’être vu, il devient loi (pour ne pas mourir parfaitement). La Bible est le livre du désir nostalgique et angoissé d’un peuple subjectivement conscient de retrouver sa bicaméralité perdue.


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VIII. La quête de l’autorisation perdue

L’histoire de l’humanité après la disparition des voix se confond avec celle de la quête de l’autorisation perdue. Les dieux ne parlent plus, mais tout est organisé à partir d’eux : leurs maisons enregistrent nos naissances, nous définissent, nous marient, nous enterrent, reçoivent nos confessions ; nos lois sont fondées sur des valeurs qui, sans leur pendant divin, seraient vides et impossibles à appliquer. L’importance écrasante de la religion dans l’histoire de l’humanité en est la trace : l’homme n’abandonne pas sa fascination et sa nostalgie pour un mystère doté de pouvoirs dépassant les possibilités de l’hémisphère gauche.
Même si Jésus-Christ tenta de créer une religion à la mesure des impératifs de la conscience moderne (avec un royaume divin psychologique, métaphorique et non littéral), l’Eglise déploiera encore les fastes du désir d’absolu bicaméral. Les prophètes, les poètes, les oracles, les devins, le culte des statues, les médiums, les astrologues, les saints inspirés, la possession par des démons, le tarot, les papes et le peyotl sont tous les résidu d’une bicaméralité progressivement réduite par de trop nombreuses incertitudes.
Ce furent d’abord les oracles grecs, où, au commencement, les réponses aux questions étaient fournies sur le champ, sans réfléchir et sans s’arrêter. Une structure psychologique s’imposa : partagée entre un impératif cognitif collectif (système de croyance qui définit la forme particulière d’un phénomène et les rôles à jouer à l’intérieur de cette forme), une induction (procédure rituelle dont la fonction est de réduire la conscience et de concentrer l’attention sur un petit ensemble de préoccupations, tout ce qui est opposé au quotidien pouvant servir de point de départ au fonctionnement du paradigme bicaméral général), une transe (diminuant le « je » analogue ou le perdant, mais dans un lieu et un temps accepté, voire encouragé par le groupe), enfin l’autorisation archaïque. Cette confluence d’énormes prescriptions et d’espoirs sociaux expliquent assez la psychologie de l’oracle et la pertinence de ses réponses.
Il y eut ensuite, des oracles amateurs : les sibylles, ainsi qu’une renaissance des idoles, des statues vecteurs d’hallucinations (l’idolâtrie restant encore une force de cohésion sociale, comme nous le démontre la présence de statues de grands hommes dans nos jardins).


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IX. Vestiges de la bicaméralité : possession, poésie, hypnose, schizophrénie, science

a) Un vestige de la bicaméralité perdue est le cas de possession, dans lequel le prophète ou l’incubé devient inconscient des paroles qu’il prononce : le discours n’est pas vraiment une hallucination, mais apparaît lors d’une perte de conscience. Il obéit globalement à la même fonction sociale que l’esprit bicaméral et produit également des messages d’autorisation. Simplement, ce dérivé est tel que, pour retrouver l’ancienne mentalité, il doit inhiber le côté humain de l’homme. Du reste, au moment où l’Eglise accède au sommet de son pouvoir politique, la possession induite volontairement disparaît de la scène publique et tombe de plus en plus dans la clandestinité.

b) Un autre vestige est l’état poétique, dont la rythmique ordonne quand la prose se contente de demander. Car le discours est d’abord une fonction de l’hémisphère gauche quand le chant est une fonction de l’hémisphère droit (de nombreux patients ayant souffert d’hémorragies cérébrales à l’hémisphère gauche ne peuvent pas parler, mais ils peuvent encore chanter). La poésie engage la partie postérieure du lobe temporal droit qui est responsable de l’organisation des hallucinations divines, à côté des zones adjacentes, qui sont engagées dans la musique. C’est pourquoi la poésie était considérée par les Grecs, comme Platon, comme une folie divine. Démocrite affirme même que personne ne peut être un grand poète sans entrer dans un état de fureur. La perpétuation de la poésie et sa transformation en technique fait partie de ce désir nostalgique d’absolu. D’où l’abondance de poèmes invoquant des entités de l’existence dont on doute souvent, qui sont autant de prières à des objets imaginaires.

c) Cette hypothèse explique également le phénomène de l’hypnose, la « brebis galeuse de la psychologie ». L’hypnose provoquerait cette capacité de suggestion parce qu’elle mettrait en jeu le paradigme bicaméral général : cette obéissance sans réserve qui rappelle l’obéissance archaïque à son dieu. On a noté que les enfants ayant eu des compagnons imaginaires sont plus facilement hypnotisables : ce qui impliquerait chez eux une plus forte disposition à l’état bicaméral. Car nous avons encore besoin d’un vestige de l’esprit bicaméral pour nous aider. La conscience nous a entraîné dans un nuage bourdonnant de pourquoi et de comment, d’intentions et de raisonnements, nous prévenant d’un comportement trop impulsif mais nous rendant également experts dans l’art de douter de nous-mêmes et de trouver des prétextes pour remettre nos résolutions aux lendemains. Alors que le fait de croire par un impératif cognitif, lui, fait, sans doute, « des miracles ».

« La plupart d’entre nous retombent dans ce qui se rapproche de l’esprit bicaméral proprement dit, à un moment ou un autre de notre vie : pour certains, il s’agit seulement de quelques moments où nous ne pouvons pas penser, où nous entendons des voix ; pour d’autres, en revanche, qui ont des systèmes dopaminergiques hyperactifs, ou qui n’ont pas d’enzymes réduisant facilement les produits biochimiques d’un stress permanent en une forme éjectable, il s’agit d’une expérience plus éprouvante ; si on peut appeler cela une expérience. Nous entendons des voix impérieuses qui nous critiquent et nous disent ce que nous devons faire. En même temps, il semble que nous perdions la notion de nos limites. Le temps s’écroule. Nous agissons sans le savoir. Notre espace mental se met à disparaître. Nous nous affolons, sans que ce soit notre affolement. Il n’y a pas de nous. Ce n’est pas que nous ne pouvons nous diriger nulle part ; nous sommes nulle part. Et dans ce nulle part, nous sommes un peu comme des automates, ignorant ce que nous faisons, manipulés par d’autres ou par nos voix d’une façon étrange et effrayante dans un endroit dans lequel nous finissons pas reconnaître un hôpital, avec le diagnostic que nous sommes schizophrènes. En réalité, nous sommes retombés dans l’esprit bicaméral. »

d) Il ne devait pas y avoir d’exemples d’individus mis à l’écart – parce que fous – avant la chute de l’esprit bicaméral. On pourrait même dire qu’avant le IIe millénaire avant J.C., tout le monde était schizophrène. C’est seulement vers 400 avant J.C. que la schizophrénie finit par être considérée comme une maladie grave. Dans la schizophrénie, on assiste à une perte des repères de la conscience : dissolution de l’espace psychique, destruction de la narratisation, perte du « je » analogue et du « moi » métaphorique. Quant aux hallucinations audtivies comme la nature autoritaire et religieuse des « voix », elles laissent penser que l’avènement de la conscience avait d’abord nécessité leur inhibition.

e) L’histoire de l’avènement de la conscience et de ses conséquences se confond avec la quête de l’autorisation perdue. La dernière étape est dans l’attente que nous plaçons dans les prédictions de la science.

« On pense parfois, et l’on se plait à le faire, que les deux grandes forces qui ont influencé l’humanité, la religion et la science, ont toujours été des ennemis historiques, nous entraînant dans des directions opposées. Cependant, cet effort d’identification précise est une erreur grossière. Ce n’est pas la religion mais l’Eglise et la science qui étaient hostiles l’une à l’autre. D’ailleurs, il s’agissait d’une rivalité, pas d’une transgression. Toutes deux étaient religieuses. C’était deux géants se livrant un combat acharné pour la même terre : chacune déclarait être la seule voix menant à la révélation divine. »

Au IIe millénaire avant J.C., nous avons cessé d’entendre les voix des dieux. Au Ier millénaire, ceux qui continuaient à entendre ces voix disparurent. Au Ier millénaire après J.C., c’est à travers ce qu’ils avaient dit et entendu que nous obéissions à nos dieux perdus. Au IIe millénaire après J.C., ces écrits perdirent à leur tour leur autorité. Les rituels sont désormais des métaphores du comportement, la liturgie s’est relâchée dans la banalité, l’adoration s’est adoucie dans l’à-propos, la recherche de l’autorisation se réfugiant dans les pseudo-sciences, comme la scientologie, ou dans les O.V.N.I., enfin dans la consommation des psychotropes. Le déclin des religions institutionnelles donne lieu à toutes sortes de religions plus petites et plus intimes. De même, dans le monde de la science : les débats qu’elle engendre et le monde qu’elle représente ne départ pas de cette quête nostalgique qui agite les religieux.

« Un éclat rationnel qui explique tout ; un chef ou une succession de chefs charismatiques, bien visibles et au-delà de toute critique ; une série de textes canoniques qui se situent un peu en dehors de l’arène habituelle de la critique scientifique ; certaines gestes et rites d’interprétation ainsi que l’exigence d’un engagement total. En échange de quoi, le fidèle reçoit ce que la religion lui donnait autrefois de façon plus universelle : une vision du monde, une hiérarchie de l’importance des choses, un oracle où il peut découvrir ce qu’il doit faire et penser ; bref, une explication totale de l’homme. Cette totalité, d’ailleurs, ne s’obtient pas réellement par une explication de tout, mais par la limitation de son activité, une stricte et absolue restriction du domaine observé, afin que tout ce qui n’est pas expliqué reste invisible. »

Le scientisme a donné également le nutritionisme, Marx, Freud et le behaviorisme, qui contiennent tous une part de vrai. Cependant, appliqués au monde comme représentants du monde entier, les faits deviennent des superstitions.

« Une superstition n’est, après tout, qu’un métapheur qu’on libère pour satisfaire un besoin de savoir. Comme les entrailles d’un animal ou le vol des oiseaux, ces superstitions scientistes deviennent les lieux de rites privilégiés où nous pouvons lire le passé et le futur de l’homme et entendre les réponses qui peuvent fonder nos actions. »

Et Jaynes ajoute : « Cet essai ne fait pas exception. » La recherche aujourd’hui est celle d’une innocence perdue, un moment d’humanité authentique avant le basculement dans la ligne irréversible de la civilisation. Et « cet essai ne fait pas exception ».



Pacôme Thiellement
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