LA DISSIDENCE TOTALE
William Burroughs, extrait des Journaux de Retraite (1975), à propos de Castaneda
« Les desseins d’un Boddhisattva et ceux d’un artiste sont différents et ne sont peut-être pas conciliables. (…) La méditation, le voyage astral, la télépathie sont tous des moyens pour une fin aux yeux du romancier. J’ai même tiré parti de la scientologie. C’est une question d’énergie. (…)
« Je sens que je vais plus loin par le truchement de l’écriture que par n’importe quel système de méditation. Et aussi loin que puisse aller un système, je préfère l’univers imprévisible, dangereux et ouvert de Don Juan à l’univers prévisible et ferme du karma de l’univers des bouddhistes. Bien entendu, l’existence est la cause de la souffrance et la souffrance peut être une bonne matière première. Don Juan déclare être un guerrier irréprochable et non un maître ; quiconque recherche un maître devrait chercher ailleurs. Je ne recherche pas un maître ; je rechercher les livres. Dans les rêves, je trouve parfois les livres ou cela est écrit, et je peux rapporter quelques phrases qui se dévident comme un rouleau. Puis je tape aussi vite que je peux parce que je suis en train de lire et non d’écrire.
« Je vais tenter de résumer le système d’entraînement spirituel très complexe et raffiné définit par Don Juan dans « Histoires de Pouvoir ». L’objectif de cet exercice est de produire un guerrier irréprochable – c’est-à-dire un être qui, à chaque instant, est complètement en possession de lui-même. Le guerrier s’intéresse seulement à l’expression de l’intégrité de son être, non à l’éloge et au secours des autres. Il ne cherche ni n’admet l’aide d’un maître. Le stade guerrier est atteint avec l’aide d’un professeur et d’un bienfaiteur. Pour comprendre les rôles respectifs du professeur et du bienfaiteur, on doit prendre en considération les concepts de tonal et de nagual, qui sont fondamentaux à la voie du guerrier. Le tonal est la somme de toutes les perceptions et de la connaissance d’un individu, tout ce dont il peut parler et tout ce qu’il peut expliquer, y compris son propre être physique. Le nagual est tout ce qui est extérieur au tonal : l’inexplicable, l’imprévisible, l’inconnu. Le nagual est tout ce dont on ne peut parler et tout ce qu’on ne peut pas expliquer, mais seulement attester. L’irruption soudaine du nagual dans le tonal peut être fatale, à moins que l’étudiant soit soigneusement préparé. Le rôle du professeur est d’épurer et de renforcer le tonal, en sorte que l’étudiant soit capable de se familiariser avec le nagual que le bienfaiteur va alors expliquer. Le professeur et le bienfaiteur montrent à l’étudiant comment atteindre l’inconnu, mais ils ne peuvent prévoir ce qui va se passer quand il atteindra le nagual. Le nagual est imprévisible de par sa nature, et du début jusqu’à la fin, l’enseignement est extrêmement dangereux. Alors que le tonal, la totalité de l’existence consciente, façonne l’être individuel, il est à son tour façonné par le nagual, par tout ce qu’il n’est pas, qui l’entoure comme un moule. Le tonal tend à se refermer et à nier le nagual, qui l’emporte complètement au moment de la mort. Si nous voyons le nagual comme étant l’inconnu, l’imprévisible et l’inexplicable, le rôle de l’artiste est d’entrer en contact avec le nagual et d’en rapporter un fragment dans le tonal avec l’aide de la peinture ou des mots, de la sculpture, du film ou de la musique. Le nagual est aussi la zone des prétendus phénomènes psychiques que les bouddhistes considèrent comme les distractions sur la voie de l’illumination. Le bouddhisme et le enseignements de Don Juan ne sont simplement pas dirigés vers les mêmes buts. Don Juan n’offre aucune solution finale ni aucune illumination. Pas plus que l’artiste. »
Texte : William Burroughs
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