ADMIRABLE GUÉNON
La pensée traditionnelle présentée par René « Abdel Wahid Yahia » Guénon est incroyablement pertinente lorsqu’elle est confrontée aux formes idéologiques modernes et aux développements politiques contemporains. A Ici-Bas, nous pensons qu’il est de notre devoir de sélectionner des extraits de la grande prose lumineuse guénonienne, en attendant une application pertinente de celle-ci.
Aujourd’hui, trois passages de « La Crise du Monde Moderne », un ouvrage de 1929, qu’il sera loisible de mettre en relation avec l’occidentalisme, le droit d’auteur, la propriété intellectuelle, Hadopi, le « progrès », Suzy, Kouchner, le droit d’ingérence, le discours de Dakar, ETC.
Ne lisez plus la presse, lisez René Guénon.
« Quelques uns parlent aujourd’hui de « défense de l’Occident », ce qui est vraiment singulier, alors que (…) c’est celui-ci qui menace de tout submerger et d’entraîner l’humanité entière dans le tourbillon de son activité désordonnée ; singulier, disons-nous, et tout à fait injustifié, s’ils entendent, comme il le semble bien malgré quelques restrictions, que cette défense doit être dirigée contre l’Orient, car le véritable Orient ne songe ni à attaquer ni à dominer qui que ce soit, il ne demande rien de plus que son indépendance et sa tranquillité, ce qui, on en conviendra, est assez légitime. La vérité, pourtant, est que l’Occident a en effet grand besoin d’être défendu, mais uniquement contre lui-même. »
« Dans une civilisation traditionnelle, il est presque inconcevable qu’un homme prétende revendiquer la propriété d’une idée, et, en tout cas, s’il le fait, il s’enlève par là même tout crédit et toute autorité, car il la réduit ainsi à n’être qu’une sorte de fantaisie sans aucune portée réelle : si une idée est vraie, elle appartient également à tous ceux qui sont capables de la comprendre ; si elle est fausse, il n’y a pas à se faire gloire de l’avoir inventée. Une idée vraie ne peut être « nouvelle », car la vérité n’est pas un produit de l’esprit humain, elle existe indépendamment de nous, et nous avons seulement à la connaître ; en dehors de cette connaissance, il ne peut y avoir que l’erreur. »
« Mais il ne suffit pas de faire, en ce qui concerne les inventions modernes, les réserves qui s’imposent en raison de leur côté dangereux, et il faut aller plus loin : les prétendus « bienfaits » de ce qu’on est convenu d’appeler le « progrès », et qu’on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l’on prenait soin de bien spécifier qu’il ne s’agit que d’un progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur « bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu’ils se proposent ainsi, même s’il était atteint réellement, ne vaut pas qu’on y consacre tant d’efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu’il soit atteint. Tout d’abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n’ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu’il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l’agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que, pour ceux-là, ce soit un « bienfait » que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ? On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd’hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le domaine politique, la majorité s’arroge le droit d’écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d’exister, puisque cette existence même va à l’encontre de la manie « égalitaire » de l’uniformité. Mais, si l’on considère l’ensemble de l’humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d’aspect : la majorité de tout à l’heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n’est-ce plus le même argument qu’on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c’est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu’ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandent rien ; et, comme cette « supériorité » n’existe qu’au point de vue matériel, il est tout naturel qu’elle s’impose par les moyens les plus brutaux. Qu’on ne s’y méprenne pas d’ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n’est qu’une simple hypocrisie « moraliste », un masque de l’esprit de conquête et des intérêts économiques ; mais quelle singulière époque que celle où tant d’hommes se laissent persuader qu’on fait le bonheur d’un peuple en l’asservissant, en lui enlevant ce qu’il a de plus précieux, c’est-à-dire sa propre civilisation, en l’obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l’astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c’est ainsi : l’Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre, comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d’ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s’agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu’un « paresseux » ; sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n’y a qu’à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans des milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n’y a plus aucune place pour l’intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent ; il n’y a de place que pour l’action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification. »