2012/08/22

SOAP APOCRYPHE



Brothers and sisters, Soap Apocryphe est mon premier roman. 
Il est édité par les éditions Inculte et sera en librairie dès le 27 août 2012. Comme c'est un enfer de s'auto-pitcher - pas loin de l'auto-dévoration de la déesse Kâli - je reprend le résumé rédigé par Alexandre Civico pour la 4e de couverture du livre : 
Léon Tzinmann, ancien enfant star, revenu de tout, et en particulier de la célébrité, entame avec un groupe d'amis l'exégèse d'un texte apocryphe intitulé Contre Clément. Parallèlement, son ex-petite amie, Pauline Jacques, actrice de son état, commence son irrésistible ascension en politique. 
Et, pour ne pas changer, je vous livre ici-bas un extrait de cette sombre romance gnostique, pleine de théologie alternative, de soupe aux oeufs et de poissons qui font les cute parce qu'ils ne sont pas secure
Brothers and sisters, voici Soap Apocryphe :

Le jeune Tzinmann ne savait pas si c’était le fait que Pauline Jacques soit actrice ou chrétienne qui le dégoûtait le plus dans son amour, mais, depuis leur rupture à l’automne de l’année précédente, il prenait un étrange plaisir à se convaincre de l’équi­valence des deux termes. C’était son hypothèse de travail : la magie ou la séduction dont on drapait parfois la comédienne aux dix-sept pieds de loup avec une obscène gourmandise n’était guère qu’un pouvoir de loin et cette chère enfant en voulait tou­jours un morceau plus gros. Les actrices étaient de grandes dévorantes, appâtées par le rayon­nement d’Hollywood et la démultiplication des corps comme étalon de l’accomplissement person­nel. La conscience étant insatiablement putain, un organe arrivé tardivement dans l’économie du corps humain et travaillant toujours pour quelque engeance extérieure à lui, elle bradait toute nuance au profit de la visibilité la plus simple et la plus facile à digérer, et elle aimait les starlettes d’amour comme une gourgandine s’entichait d’un mac. Depuis, Léon était formel : pour que nous soyons de nouveau en mesure de nous réappro­prier toute notre puissance, les vedettes devaient être détruites comme l’Occident. Elles étaient fabriquées à l’image du dieu des monothéistes, que ces derniers appelaient bouffonnement le « vrai dieu », et elles avaient commencé à entraî­ner l’humanité dans une spire supplémentaire de destruction et de mort. D’ailleurs, Jésus-Christ était déjà une starlette. On ne devait voir que Lui. Monsieur surplombait l’avenir, et le passé le pré­figurait. C’était une technique de rabattement publicitaire fructueuse. Ne pas cesser de faire parler de soi, et ensuite démontrer que, partout, même si ça semble absurde, même si ça ne sert à rien, même si ça n’a rien à voir et aucun intérêt, « on » parle bien de « soi ».


« Les mecs, dans l’Ancien Testament, on parle de moi… Et les prophètes aussi, ils parlent de moi… »
Ainsi, d’une manière qu’il ne pouvait considé­rer que métaphysiquement adéquate, la lecture de Soruh d’Alexandrie et de son Contre Clément le ravit au plus haut point. Il en remerciait quotidiennement Mathieu Lucas et lui disait avec joie qu’il aurait pu en contresigner la tota­lité des propositions. Dans un chapitre sous-titré par les traducteurs « Sur le Salut », le visionnaire alexandrin avait rédigé entre 430 et 445 la seule hypothèse théologique que le jeune Tzinmann se sentait encore la force de soutenir après toutes ces années à errer entre les jambes d’une sainte comédienne. À savoir que Jésus-Christ ne serait pas venu dans l’objectif de sauver toute l’espèce humaine car, si cela avait été le cas, nous serions tous en train de batifoler joyeusement au Paradis ; Jésus-Christ ne serait venu que dans l’objectif de sauver une partie de l’humanité, et celle-ci se serait logiquement dérobée à nos yeux, ayant déjà atteint la grâce. Nous autres, non-sauvés, aurions dû être rachetés par l’autre fils de la Sainte Vierge et frère jumeau du Christ, Romuald. Celui-ci était mort en couches lors de leur naissance commune. Et tous les êtres humains venus sur cette Terre et souffrant comme nous de l’abandon et de la mort seraient les âmes que Romuald, dont le symbole était l’amanite à bulbe étoilé, avait manqué de sauver. Romuald mort-né une fois pour toutes, comme Jésus était né une fois pour toutes, nous n’avions, dès lors, pas le moindre espoir de nous en tirer, dans ce monde ou dans un autre.
Ramené à un pur devenir, alternant sans projet vitesse et lenteur, le temps romualdo-soruhiste était ainsi saisi et vécu comme l’apparence d’un phénomène inconsistant et vain. Qu’on en bornât le cours au terme de l’existence présente ou qu’on l’imaginât se déroulant à travers une suite immense et, en droit, interminable, de réincarna­tions en gigogne, le devenir humain, brusquement interrompu par la mort dans le premier cas, indé­finiment prolongé avec son cortège de désillusions et de souffrances dans le second, revêtait un aspect lugubre et tragique, et prenait l’allure d’un drame. Le temps nous séparait et nous aliénait, nous tenait incessamment éloignés de nous-même. Il nous mettait et nous maintenait dans un état de déchéance, éprouvé comme tel au sein de notre vie présente, mais aggravé et, semblait-il, irrémé­diable, si l’origine en était reportée à un lointain immémorial et, si l’on admettait qu’il persistait ou se reproduisait, sans terme assignable, au long d’une durée infinie.


Cela lui était apparu clairement un soir d’hiver excessivement froid, alors qu’ils étaient allongés sur le canapé noir de Pauline, dans son appartement du boulevard de Port-Royal. La fenêtre entrebâil­lée laissait passer un atroce petit filet d’air, et Léon ne se souvenait pas s’il dormait déjà ou veillait encore… Ils avaient beaucoup baisé, d’abord, mais le jeune Tzinmann s’était si longtemps retenu qu’il en avait éprouvé cette éjaculation interne sur laquelle les Chinois ont tant glosé, tout son sperme remontant et implosant dans son corps et sa com­pagne restant immaculée comme la sainte qu’elle avait toujours rêvé d’être… Puis Pauline s’était ouverte à lui avec véhémence, alors que Léon tentait de trouver le sommeil dans une pénombre consolatrice, et elle lui avait expliqué son grand projet théologico-politique, corollaire de son destin d’actrice et énigme chiffrée de sa prédestination.
Elle avait un visage de folle qui scintillait dans la nuit noire, et elle s’était mise à désenvelopper sa vision politique comme si elle sortait du four une tarte en pâte feuilletée, dont elle lui décri­vait les rigoles d’eau, les fontaines creusées au sein de la farine, et la façon dont, une fois pliée, elle l’étoufferait dans le beurre brûlant. Elle n’était qu’imparfaitement dénudée, ayant remis une espèce de chemise de bûcheron ainsi que de grosses chaussettes d’alpinisme pour dormir – ce qu’elle ne faisait, également, que très imparfaitement au goût du jeune Tzinmann – et elle parlait des quatre âges de l’humanité, de l’acteur et de la troisième voie. Elle parlait du cycle d’or, avec Frédéric II Hohenstaufen comme apogée, unifiant les lois de l’empire avec l’aide de son chancelier Pierre des Vines et uniformisant les systèmes politico-judiciaires sous la forme des Constitutions de Melfi ; du cycle d’argent représenté par la monarchie et sa désagrégation ; du cycle de cuivre et de la chute des grands seigneurs, et de l’infâme duc d’Orléans ; et encore du cycle de fer, celui de la bourgeoisie, dont la capitale était New York et dont les acteurs étaient les anges venus de Hollywood, les interces­seurs du grand retour au premier cycle, par l’aris­tocratie nouvelle qu’ils imposaient dans la rétine de chaque spectateur.
Hollywood, le bois sacré, la forêt de toutes les folles et de toutes les folies : tout prenait sens maintenant dans les paroles que Pauline Jacques prononçait, et c’était un sens si désagréable que Léon en était démangé comme d’une soudaine crise d’eczéma… Immobile au fond des ténèbres, elle disait pressentir le merveilleux retour du soleil et de la vie. Et Léon la suppliait de ne pas allumer la lampe, et ajoutait d’un ton plaintif que ses yeux ne supporteraient pas la violence de la lumière électrique quand elle ressurgirait au coeur de la nuit.


Autour du canapé montait lentement une espèce de soupe aux oeufs, ou de crème aux oeufs, et le jeune Tzinmann trouvait leur situation assez répu­gnante pour s’en inquiéter, bien qu’il l’attribuât à son propre état psychique frontalier, entre Terres Mondaines & Interdites, alors que tous deux squattaient impunément devant la porte d’ivoire ou de corne qui les séparait du monde où ils iraient chacun de leur côté. Léon tenta en vain de se retour­ner pour trouver une position plus confortable, et sentit les effets désagréables d’une otite externe, qui ajouta à l’embrouillamini des oeufs, de la crise d’eczéma et du monologue nocturne de Pauline, la violente purulence de son oreille gauche.
Et Pauline continuait à parler de la France, et du nom de la France comme de celui d’un cycle his­torique déjà révolu. « Il est des heures graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu’on lui cache », disait-elle alors que Léon voyait le canapé de Pauline s’enfoncer lentement dans une crème aux oeufs pleine de bulles d’urine ou de sperme. Et il se tourna et vit Pauline Jacques irradier dans les mailles lumineuses de Kâli la Noire, se manifestant pour mettre fin au cycle de fer, avant de retourner dans les cieux…
Pauline disait que c’était à travers la négation que les circonstances apportent, sans cesse, à sa vérité, que l’Histoire parvenait, toujours, à s’accomplir, imposant ses réverbérations de principe à un niveau immédiatement planétaire. Et Léon, dans les méandres de son rêve et de sa veille, dans l’espèce de mare jaune où l’oeuf, l’urine et le sperme se mêlaient en un seul liquide initial et final, tra­duisait ainsi les propos de Pauline Jacques comme concernant son propre corps. Dans sa démarche la plus profonde, le corps de Pauline Jacques concer­nait une vision dialectique de Paris, de New York et d’Hollywood, celles-ci se trouvant secrètement posées en termes d’Apocalypses entrecroisées. Et sa Grande Politique, qui visait à lui donner ses armes par la notoriété et la fusion des pouvoirs média­tique et exécutif, se posait alors en volonté, et non en simple fantasme, de pouvoir absolu.
Pauline Jacques tendit alors le bras par-dessus Léon pour atteindre le cordon de la lampe, et, allu­mant l’interrupteur malgré les supplications de son amant, fit exploser l’ampoule qui répandit mille et un morceaux de verre sur le lit. Et Léon, horrifié, vit sur le visage de Pauline Jacques régner la paix qui succède toujours aux victoires guerrières les plus sanglantes.


2012/02/23

TOUS LES CHEVALIERS SAUVAGES


Tous les Chevaliers Sauvages sort le 23 février 2012 aux éditions Philippe Rey. C'est un tombeau de l'humour et de la guerre, et ses personnages principaux sont le professeur Choron, Reiser, Gébé et Andy Kaufman. Il y a également de nombreux passages consacrés aux Monty Python, à Topor, à Trey Parker et Matt Stone et à Charlie Kaufman. Le livre est divisé en cinq sections : "La Dernière guerre du monde", "Nous sommes la Planète enragée", "Et tous ses chevaliers sauvages", "Maintenant je suis devenu la Mort", "Le Véritable homme politique". 
Voici le début du second chapitre, "Nous sommes la Planète enragée", où apparaissent deux des motifs principaux du livre : la fin du Kali-Yuga et le cannibalisme. 




   Les Hindous enseignent que la durée d’un cycle cosmique se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’une perte progressive des fondements de la connaissance traditionnelle, représenté par la disparition successive des quatre pattes du Taureau symbolisant la Loi (Dharma). Krita-Yuga, Trêta-Yuga, Dwapara-Yuga et Kali-Yuga : ce sont ces périodes que l’antiquité gréco-romaine désigne comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Le prophète Daniel, parle, quant à lui, d’une statue de colosse dont la tête est d’or, la poitrine d’argent, le ventre de cuivre et les pieds d’argile. Commençant il y a plus de six mille ans, au moment où le cœur de Krishna, huitième avatâr de Vishnou, est percé par la flèche d’un chasseur qui le prend pour un daim, les Hindous disent que nous nous trouvons même dans la phase finale du Kali-Yuga, dont il n’est plus possible de sortir que par une catastrophe qui sera également le commencement d’un nouveau cycle de manifestation. Alors paraîtra Kalkî, le dernier avatâr de Vishnou : « celui qui est monté sur le cheval blanc, écrit René Guénon, qui porte sur sa tête un triple diadème, signe de la souveraineté dans les trois mondes, et qui tient dans sa main un glaive flamboyant comme la queue d’une comète. » S’il ne faut pas attribuer, comme c’est trop souvent le cas, le Kali-Yuga à la déesse tutélaire des Thugs, assassins professionnels qui parcouraient l’Inde déguisés en voyageurs pour tuer et dépouiller ceux dont le meurtre satisfaisait la « Noire », les textes traditionnels insistent sur le rôle central de celle-ci pendant celui-là. Kâli est « Celle qui dévore le Temps » et dépouille les êtres de toutes choses mortelles pour les conduire à l’immortalité. Elle est la Grande Destructrice qui engloutit ce qu’elle a créé pour le refondre en son être ; et ses adorateurs sont connus pour, encore aujourd’hui, manger rituellement le corps des vieillards et des malades. L’anthropophagie est le symbole du Kali-Yuga, s’exténuant dans la figure d’une femme qui se dévore intégralement elle-même, comme dans les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte :

Grande prison de cire en forme de femme
Qui renferme muré dans le creux de son moule
Un cadavre vivant de femme
Mangeant l’intérieur de sa face de statue



   « Dans le Kali-Yuga, écrit également Roger Gilbert-Lecomte, le rôle de l’initié est d’agir dans le sens du déterminisme divin. Nous n’avons pas à nous soucier des hommes. » En janvier 1948, au moment exact où Gandhi est abattu de trois coups de revolver, un certain Georges Bernier s’engage dans la coloniale. Il a 19 ans. Il apprend le métier de soldat au régiment d’infanterie de Castelnaudary, et, en 1949, il est transféré avec les engagés volontaires pour l’Indochine au camp de Rivesaltes. Il obtient le grade de sergent et part en janvier 1950. Il reste deux ans et demi en Indochine, avec, pour fonction principale, celle d’assurer les communications radio. Il faudra attendre Vous me croirez si vous voulez, ses mémoires, publiées plus de quarante ans après les faits sous l’identité shivaïte qu’il décidera d’épiphaniser – le professeur Choron – pour l’entendre raconter ses souvenirs de guerre, alors qu’il est fixé au poste de commandement de Luc Nam, au nord-est de Hanoï, à côté d’un petit cimetière où ils doivent régulièrement déterrer les macchabées pour les rapatrier en France.
   – C’est vraiment le sale boulot, racontera Choron, on y laissait nos tripes à dégueuler, tellement ça chlingue, ça pue, cette gélatine autour des os, qu’on foutait dans des caisses, comme ça, sans regarder. 
   Déterrer les macchabées, c’est ce que fera Hara-Kiri : sortir les cadavres des placards, envoyer tous les zombies dehors. Chaque numéro d’Hara-Kiri est un macchabée déterré et envoyé danser sur les peurs de la société française des années soixante et soixante-dix. L’homme qui fait rire d’un rire noir est déjà mort. Comme le samouraï, il n’a plus rien à craindre pour sa vie, et il est prêt à payer le prix fort pour exercer son action. Toutes les interdictions, et la manière dont elles seront contournées, témoignent de la puissance nerveuse exceptionnelle des membres de cette équipe, de leur concentration comme de leur résolution. La première interdiction a lieu dès le 10e numéro de Hara-Kiri, le 18 juillet 1961, par un arrêté ministériel, fondé sur la loi de 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » (mais dont l’article 14, précise qu’elle concerne également « les publications de toute nature ») : l’article stipule que n’importe quelle publication peut être interdite d’affichage, de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans et même de distribution si « celle-ci présente un danger pour la jeunesse en raison de son caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime ». L’interdiction est prononcée par le ministère de l’Intérieur, après avis d’une commission de surveillance de contrôle, chargée de vérifier que les journaux n’exaltent pas des « valeurs de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse » comme le mensonge, le vol, la paresse, la haine (on appréciera le flou délicieux dans la question des valeurs). L’interdiction est levée au bout de six mois, mais cinq ans plus tard, Hara-Kiri est de nouveau interdit en vertu de la même loi de 1949. Cette fois-ci, une pétition est lancée, rassemblant les signatures de, entre autre, Aragon, Brassens, Queneau, André Pieyre de Mandiargues, Edgar Morin... Pendant le temps de cette interdiction, et pour régler les dettes de Hara-Kiri (quatre millions de francs), Choron échappe à la liquidation judiciaire en se faisant le gigolo d’une riche et vieille dame nommée Simone Gatt. L’interdiction est levée en 1967 mais les ventes sont beaucoup plus faibles ; elles seront compensées par la création de L’Hebdo Hara-Kiri en 1969. Suite à la couverture célèbre sur la mort de De Gaulle (Bal tragique à Colombey : 1 mort), L’Hebdo Hara-Kiri est interdit le 15 novembre 1970 par un arrêté ministériel en vertu de la loi de 1949 mais là, c’est le 23 novembre, huit jours plus tard seulement, que sort le premier numéro de Charlie-Hebdo avec une couverture de Gébé présentant un aveugle déclarant « Mieux vaut entendre ça que d’être sourd », alors que, en énorme, apparaît le slogan : Il n’y a pas de censure en France.
   L’esprit Hara-Kiri, c’est aussi, et surtout, dévorer le cadavre de l’humour pour en être vainqueur. L’enquêteur William Webb, analysant les rapports des crimes de guerre du tribunal de Tokyo, prétend que les soldats japonais commirent lors de la seconde guerre mondiale des actes de cannibalisme à l’encontre des prisonniers. Le lieutenant Tachibana a été jugé pour avoir fait décapiter et mangé un aviateur américain en août 1944 à Chichi Jima, et le vice-amiral Mori pour avoir mangé un prisonnier lors d’une réception tenue en février 1945. À la fin de sa chanson Le Tango des affamés, Choron, imam de l’entre-dévorement, lance un décisif « Et maintenant, mangez vos cavalières ! » qui laisse peu de doutes sur la fin logique de toute parade amoureuse conçue dans les limites de notre ère. Si Swift a écrit une Modeste Proposition pour conseiller de manger les enfants des pauvres, si une fameuse scène des Prospérités du Vice montre Juliette découvrant le palais de Minski aux Apennins, dévorant de la viande d’homme sur des tables et des chaises mouvantes composées à partir de jeunes filles contorsionnées (« Il n’est pas plus extraordinaire de manger un homme qu’un poulet » déclare alors un des personnages de D.A.F. de Sade), si Jean-Christophe Averty a passé des bébés à la moulinette dans Les Raisins verts, si les Monty Python ont créé un véritable scandale avec un sketch où un employé des pompes funèbres convainc un homme de mitonner sa mère plutôt que de l’enterrer, si un épisode de South Park (Scott Tenorman must die) montre Eric Cartman faisant manger un chili con carne composé à partir de ses parents à un élève qui l’a humilié publiquement, si la pochette interdite des Beatles, celle du disque américain Yesterday and Today, les montre en bouchers, avec des morceaux de bébé au milieu des viandes éparses, si Topor, enfin, a écrit une Cuisine Cannibale, le caporal-chef Bernier, en poste avec des Nungs, a expérimenté concrètement l’expérience dont les autres ont fait un symbole : il a mangé des morceaux d’hommes.
   – Ils avaient pour religion qu’il fallait manger le foie et le cœur de son ennemi pour prendre ses forces et son courage. Donc, ils prenaient leur canif, ils fonçaient dans les barbelés autour du poste. Et hop, je t’ouvre le ventre du bon côté, je te retire le foie et le cœur. Finalement, il y avait des foies et des cœurs pendus après les deux, trois arbres qui restaient debout. Le soir, les barbecues s’installent. Tu avais les bonnes femmes qui lavaient les morts comme on lave les cochons, dans l’Est, après les avoir grillés dans la paille. Ils lavaient leurs morts en pleurant et en criant. À côté de ça, les survivants, avec leur chapeau de brousse sur la tête, les courageux défenseurs du poste, mangeaient le foie et le cœur de leur ennemi. Evidemment, au caporal-chef Bernier, on lui apportait ce à quoi il avait droit. C’est-à-dire un morceau de foie et un morceau de cœur, que j’ai évidemment mangés, assez vite. Avec un gros coup de verre de choum derrière.


2011/01/26

LES MÊMES YEUX QUE LOST



Les Mêmes Yeux que Lost sort le 26 janvier 2011 aux éditions Leo Scheer, dans la collection "Variations". 
Voici le premier chapitre : "Pense à une boîte". Sans entrer directement dans le sujet principal de cet essai -  l'Orientation - il donne une idée du ton de celui-ci. 
Le livre comprend six chapitres : "Pense à une boîte", "Le Roi du Monde", "Son nom est Jacob", "Introduction au monde de l'âme", "L'air lui-même est devenu ténébreux" et "Regard Parfait". 
Sur seulement quatre paragraphes, "Pense à une boîte" est le chapitre le plus court du livre. 



Un homme, c’est quelqu’un qui se trompe. Et il peut aussi bien être trompé par l’illusion de sa liberté que par l’attribution de ses décisions les plus intimes à une puissance étrangère officiant comme providence personnelle. Il peut aussi bien être trompé par l’idée de hasard que par l’idée de destin. Un homme, c’est quelqu’un qui sait rarement à quel ange se vouer. Pourtant, nous avons besoin de nous sentir autorisés pour agir. Nous sommes toujours fatigués à l’idée de devoir justifier nos actes, perpétrés dans la passion, la colère ou l’urgence. Nous sommes toujours fatigués de nous expliquer. Et c’est une assez longue histoire. En 2007, J.J. Abrams est à Monterey. Il vient faire une présentation de Lost, dont il est le producteur, au sein des séminaires transdisciplinaires organisées par TED, un acronyme pour Technology, Entertainment & Design. Dans sa conférence stand-up de vingt minutes, Jeffrey Jacob Abrams, co-créateur de la série avec Damon Lindelof, galvanise le public de cette initiative californienne par un tour aussi imagé que trompeur : il tisse le tapis de son explication autour du leurre de la boîte magique et mystérieuse.
« Mon grand-père, Harry Kelvin, possédait une société en électronique. Enfant, il venait me voir avec des radios et des téléphones, et toutes sortes de choses qu’il ouvrait, qu’il fouillait, et dont il me révélait la mécanique interne. Et mon grand-père ne se contentait pas de déconstruire les mécanismes, il m’a intéressé à beaucoup d’autres choses comme par exemple aux techniques d’impression, à la sérigraphie, à la reliure, et la fabrication des boîtes. L’ingénierie du papier m’obsède : et comme j’adore le découpage, le pliage, l’impression et la colle, j’adore les boîtes. Mon grand-père s’amusait également de mon obsession pour la magie. Nous allions régulièrement dans un magasin à New York appelé Lou Tannen’s Magic. C’était dans un vilain petit immeuble en centre-ville, mais, une fois qu’on avait pris l’ascenseur, et une fois que l’ascenseur s’était arrêté à l’étage, il y avait ce petit magasin de magie… Et ce lieu était vraiment magique ! Une des choses que j’ai acheté dans ce magasin, c’est cette boîte : Tannen’s Mystery Magic Box. Je l’ai acheté il y a plusieurs décennies, et je ne l’ai jamais ouverte. Je l’ai depuis toujours, dans mon bureau, sur les rayonnages de la bibliothèque, avec ce grand point d’interrogation dessiné dessus. Je ne l’ai pas ouverte parce qu’elle représente quelque chose d’important pour moi : elle représente l’infini des possibilités. Elle représente l’espoir. Elle représente les potentialités. Quoique je fasse dans ce que je fais, je suis toujours attiré par les possibilités infinies. Je suis toujours attiré par les potentialités. Si je commence à penser à Lost, je me dis: mon dieu, les boîtes mystérieuses sont partout dans ce que je fais. Lors de la création de Lost, Damon Lindelof et moi, quand nous avons mis au point la série ensemble, nous avons dû tout faire dans un temps très court. Onze semaines et demi pour l’écrire, choisir les acteurs, former l’équipe, réaliser un épisode pilote d’une heure et demi. Il n’y avait pas beaucoup de temps. Mais il y avait ce sens des possibilités… »



Cette histoire de boîte magique et mystérieuse va hanter Lost, mais pas nécessairement pour son meilleur. Et pas nécessairement pour filer l’aimable métaphore de J.J. Abrams non plus. La série Lost, Abrams l’abandonne, du reste, dès l’achèvement du pilote. Il n’y reviendra pas de toute la première année, trop occupé alors à tourner Mission Impossible III. Il se consacre ensuite à la production de Cloverfield (2008), de la série Fringe (2008) et à la réalisation de Star Trek XI (2009). On peut dire que, dès le second épisode, Lost ne lui appartient plus. Il le laisse alors entre les mains du jeune et peu expérimenté Damon Lindelof. Et le jeune Damon Lindelof ira chercher le vieux Carlton Cuse, plus roué aux techniques de récit, avec qui il avait brièvement travaillé sur Nash Bridges, pour l’aider à écrire et architecturer les six saisons de sa citadelle télévisuelle en suspens. Est-il besoin de préciser que le ressentiment contre un chef introuvable ou absent est une des dynamiques de Lost ? Bien sûr, le personnage de John Locke souffre le martyr dans une compagnie qui fabrique des boîtes. Et dans l’épisode The Man from Thallahassee, c’est le chef des « Autres », Ben Linus, qui joue sur les nerfs du héros avec la métaphore abramsienne pour lui parler de son île bien-aimée. « Pense à une boîte. Tu t’y connais en boîtes, pas vrai, John ? Et si je te disais que, quelque part sur cette île, il y a une très grande boîte… Et quoique tu imagines, quoi que tu veuilles y trouver, quand tu ouvres la boîte, cette chose y est. Qu’en dirais-tu, John ? » Ben aura beau préciser, quelques minutes plus tard, que la boîte est une métaphore, Locke n’en aura pas fini avec celle-ci. Comme la compagnie pour laquelle il travaillait, elle va se mettre à lui pourrir la vie. Elle va désorienter tout son parcours. Locke ne va pas cesser de se tromper. Et il sera aussi bien trompé par l’absurdité apparente des signes qu’il recevra, que par le caractère trop ouvertement symboliques des autres. À la fin de la quatrième saison, quand il pénètre sa dernière station DHARMA, The Orchid, Locke ne peut s’empêcher de demander, à un Ben hautain et blasé, n’attendant que la première occasion de répondre par la négative : « Est-ce que c’est ça, la boîte magique ? »
Eh bien non : The Orchid ne contient aucune boîte magique. Pas plus que Lost, elle n’ouvre sur « tout ce qu’on veuille y trouver ». Et elle ne se caractérise ni par l’espoir ni par les potentialités. L’absence de boîte magique sur l’île sera bien le signe du démenti secret, par les scénaristes de la série, de la promesse initiale de son créateur. Seul un dieu absent peut vous promettre l’impossible. Seul un dieu absent peut vous dire que tout ce que vous voulez trouver dans ce monde y est. Dans la réalité, cela ne se passe pas comme ça. Vous croyiez être en face d’une « boîte magique et mystérieuse » mais, en réalité, vous êtes face à l’événement qui récuse impitoyablement tous les fantasmes et toutes les attentes liées à cette fameuse boîte. Vous croyiez être face aux potentialités ou à l’espoir, vous êtes en face du mystère de la connaissance, et singulièrement celle des règles, des limites, des contraintes, des Lois qui encadrent votre séjour sur la Terre. On vous a promis un récit d’île mystérieuse fonctionnant comme une boîte magique. Mais vous allez vous confronter, plutôt sèchement d’ailleurs, aux symboles de la vue, de la connaissance, de l’orientation et du dépôt de la tradition : une tapisserie, une caverne, un phare et une grotte. Vous n’aviez rien demandé à personne, mais c’est comme ça. Il faut quelqu’un pour se charger de tout cela, vous entendrez-vous dire, à plusieurs reprises, à la fin de la série. Il faut quelqu’un pour se charger de tout cela. On vous avait dit que vous aviez le choix, on vous avait dit que vous étiez libres, mais ce n’était pas vrai et vous n’avez jamais été libres. Il fallait quelqu’un, vous dit-on désormais, et ce quelqu’un, maintenant, c’est vous


Images : droits réservés
Texte : P. Thiellement

2011/01/15

2011



Le premier janvier vers six heures, dans le métro du retour, c’est un jeune arabe qui monte, complètement défoncé mais l'air gentil ; il a les yeux lui qui sortent de la tête et il va parler à un type de son âge, qui ne le connaissait pas auparavant. Et il lui dit, avec un rire triste et maladif qui me brise le coeur :
- Mon frère, tu vois. Ici, tout ça, c'est Shaïtan qui l'a fait.
- Arrête.
- On est dans le Jahannam, mon frère. Tu vois pas ?
- Tais-toi. J'ai pas envie d'entendre ça.
- C'est clair pourtant, frère. Regarde autour de toi, tu sens pas le Sa'ir qui t'entoure. On y est, là.
- Va-t-en, je veux pas le savoir.
- Regarde, regarde un peu, tout est comme dans les Hatamah. Et Shaïtan, il rit et il s'amuse de nous.

Bonne année 2011. 

2010/06/25

LA JUSTIFICATION LA PLUS HAUTE DE LA GUERRE


Le stade intermédiaire de l’après-vie est architecturé comme un talk-show. Les annales de l’Empire y sont inscrites avec un stylet trempé de fraise sur des tartelettes de crème et des cordelettes nouées. Et la parole du plus affreux des hommes, à dada sur son poney, se décide par les opérations combinatoires d’une chaîne de fils de couleurs différentes : Le rouge, c’est la trame sur la drogue ; le jaune, celle sur la recrudescence des suicides ; le bleu, c’est un panégyrique de l’esprit d’équipe ; le vert, on n’en parle même pas mais c’est extrêmement technique. Dans des cercles aux mouvements tournants reproduits sur toutes les ondes, des machines de ciel sexualisées proposent d’interminables débats sur des thèmes de société. Il fait maintenant une chaleur affreuse, et une irritation nouvelle monte des poumons à la gorge du petit chevalier. Une journaliste archi-belle fraude l’entrée en passant derrière lui. Elle lui prend la main et le suit dans d’obscurs escaliers en spirale jusqu’au fond de l’océan. Sa robe est bleue comme l’amour et ses grands yeux ont le goût de la mort, le goût des jours heureux.
On éteint les portables et soudain ça s’excite dans tous les sens, dans un silence agressif comme la gueule d’un flic. Le petit chevalier regarde toute cette petite affaire avec un mélange d’admiration et de crainte et il pense : Les cheveux de cette femme sont les lignes de force de l’Univers manifesté. C’est l’axe de diamant-foudre qui tourne de droite à gauche, et de gauche à droite, provoquant une alternance continue d’appétit et de dégoût. O well – lui dit-il, moi je ne fais jamais de politique, vous savez.
Pour lui donner du cœur, la journaliste l’embrasse avec une empathie de circonstance. La baise entre surhommes est toujours excessivement sale dit le petit chevalier avec un haussement de sourcils. Sale ? demande son interlocutrice. Sale comme une étoile, conclut l’enfant. Dans un coin de la pièce à six côtés, une araignée proustienne tisse une toile avec sa propre substance.
Sur le mur apparaît en hologramme un glyphe bien curieux. C’est le sigle de la société qui a racheté les parts de cette section de l’empire. Le petit chevalier lève alors son épée de bois et prononce la phrase qui fait trembler les mondes : Je suis le Temps qui fait périr les nations quand est arrivée l’heure. Sans que vous puissiez intervenir, ils cesseront de vivre tous ces empires qui se font face et secrètement conspirent à leur anéantissement. Mon épée n’est que le bras gauche de votre chevelure ambre : c’est là la justification la plus haute de la guerre.

2010/06/19

LA MAIN GAUCHE DE DAVID LYNCH


La Main Gauche de David Lynch, essai sur Twin Peaks et la fin de la télévision, sort le 5 mai 2010 aux P.U.F. dans la collection « Travaux Pratiques », dirigée par Laurent de Sutter.
Voici un extrait des huit premières pages. Ces dernières constituent une introduction, par spires fermantes successives, aux thèmes de Twin Peaks comme au sujet de l'essai lui-même. Le livre commence ensuite. 

En 1944, Otto Preminger réalise un film noir nommé Laura. Dans celui-ci, un agent de police à la virilité proverbiale, l’inspecteur McPherson (Dana Andrews), enquête sur l’assassinat de Laura Hunt, une jeune publicitaire abattue d’une décharge de chevrotine au visage dans l’entrée de son appartement. À mesure qu’il avance dans son enquête et recueille les témoignages des suspects – Waldo Lydeker (Clifton Webb), un vieux journaliste acide qui fait office de mentor ; Shelby Carpenter (Vincent Price), un grand garçon déclassé, séducteur et intéressé –, McPherson est de plus en plus obsédé par la jeune disparue. Son attention se focalise plus particulièrement sur un grand portrait, disposé au centre du salon de la publicitaire, face à un canapé, et sur lequel on reconnaît le visage lunaire, à la timide félinité, de Gene Tierney. C’est face à cette image que, au milieu du chemin de notre film, perdu dans les labyrinthes de la fascination comme le poète dans une forêt obscure, l’enquêteur s’endort. Le rythme du film s’engourdit. Les paupières du spectateur s’alourdissent. C’est exprès : c’est le moment que choisit Laura pour revenir d’entre les morts et le réveiller.
Bien sûr, la jeune femme abattue d’une décharge de chevrotine au visage n’était pas Laura, mais un mannequin employé pour ses annonces, Diane Redfern, avec qui Shelby Carpenter entretenait une liaison. Et Laura était, bien sûr, simplement partie un week-end à la campagne pour réfléchir. La morte ne renaît donc pas vraiment de ses cendres et la dimension orphique de son apparition est aussitôt rationalisée par le récit policier (du reste, à la différence de Kim Novak dans Vertigo, elle ne meurt pas deux fois non plus). Mais cette rationalisation importe assez peu face à la puissance dévorante du dispositif auquel le spectateur est confronté. À savoir que, dans Laura, l’enquête policière est un leurre. Elle n’est qu’un prétexte à la mise en scène d’une image de femme s’incarnant dans une actrice après avoir phosphoré dans l’esprit du premier rôle masculin. « Sans fausse modestie, dira Gene Tierney, je pense que les gens se souviennent moins de moi pour ma performance d’actrice que comme la jeune fille du portrait. »


Méditation policière sur la dimension épiphanique des images, le film est très vite l’objet d’une fascination cinéphilique compulsive (et pourtant, toujours selon Gene Tierney, « nul d’entre nous, qui fut impliqué dans ce film, ne lui prêta à l’époque la moindre chance d’accéder au rang de classique du mystère, voire de survivre à une génération »). C’est une fascination qui renvoie à celle de Pétrarque pour sa muse, Laure de Noves, l’aïeule sexy du marquis de Sade dont la « démarche n’était point celle d’une mortelle » mais d’une « créature angélique » et dont les « paroles résonnaient autrement que la voix humaine ». Pétrarque peut pleurer et soupirer, il ne sortira jamais du cercle d’influence créé, non par la jeune beauté, mais par l’image qu’elle projette entre son œil et l’écran de sa paupière. Envoûteuse de haut vol, Laure réussit à fixer l’attention de sa cible avec une efficacité telle que cette dernière fournira pendant vingt années les marques du comportement souhaité. Et ce n’est pas sa mort à trente-huit ans – pour Pétrarque, une simple formalité – qui empêchera cette spécialiste de l’offre et de la demande de continuer à visiter son suppôt comme de l’humilier : « sous la forme d’une Nymphe ou bien d’une autre divinité, sortant du lit de la Sorgue à l’endroit où l’onde est la plus claire, pour venir se reposer sur la rive ; ou bien sur l’herbe fraîche foulant les fleurs comme une dame vivante, et laissant voir à son air que de moi elle s’ennuie. »
D’évidence, l’inspecteur McPherson n’a qu’un rôle de conducteur dans l’expérience électrique proposée par le réalisateur de La rivière sans retour. D’évidence, c’est le spectateur qui doit recevoir la charge, tomber amoureux de l’image de Laura et espérer que Gene Tierney finisse par lui apparaître, sous la forme d’une déesse ou d’une autre nymphe. La force du film d’Otto Preminger, c’est d’avoir transposé dans sa narration le modus operandi du cinéma lui-même, et la manière dont les stars existent en s’imposant dans l’âme des spectateurs, les obsédant et les paralysant, les faisant trembler d’amour et désirer sans espoir – réalisant ainsi sur les masses ce que les muses opéraient précédemment dans l’unité subjective des seuls poètes. Toute star est une formation de domination par la merveille. À travers le cinéma américain classique et sa manufacture de fées, la cour d’Amour se transforme en usine. Et chaque spectateur est l’ouvrier interchangeable de son adeptat.


« La rapidité des mouvements et la succession précipitée des images nous condamnent à une vision superficielle et de façon continue, disait Franz Kafka à son ami Gustav Janouch. Ce n’est pas le regard qui saisit les images, ce sont elles qui saisissent le regard. Elles submergent la conscience. » Comme Socrate lorsqu’il dresse le procès de l’écriture, l’auteur de L’Amérique confond le matériau brut du procédé cinématographique et la forme que peuvent lui donner ses praticiens. L’enregistrement met la vision en défaut comme l’écriture la mémoire, mais la littérature comme le cinéma travaillent cette mise en défaut comme creuset de leur élixir, établissant un large terrain de pièges, de chausse-trapes et de faux semblants, en vue de rehausser la qualité de cette vision comme la profondeur de cette mémoire. Et, de Nosferatu de F. W. Murnau au Mystérieux Docteur Korvo d’Otto Preminger (où Gene Tierney, par réversibilité des signes, joue le rôle d’une hypnotisée), tous les grands films de cinéma ont été des entreprises de destruction du rôle de témoin galvanisé qu’avait pris son spectateur dès sa création : cette notoire passivité dans laquelle le déferlement d’images le plongeait ; cette transe comparable à celle du médium visité par des ectoplasmes comme s’il en pleuvait. Les grands films de cinéma sont ceux qui ont forcé le spectateur à regarder à l’intérieur de lui-même, dans l’espace sans dimension qui sépare l’œil de la paupière, pour montrer les fantômes de la mélancolie et du rêve que son regard, depuis toujours, portait : ces spectres foliacés que la pellicule retira de nos corps depuis son ancêtre direct, le daguerréotype, et qu’elle se mit ensuite à actionner comme les pantins tirés d’un rêve. Par eux, l’œil de la caméra devient l’œil du cauchemar. Roger Gilbert-Lecomte l’écrit : « Le rôle véritable du cinéma devrait être par le moyen de ses diverses techniques de transposer sur l’écran toute la vie de l’esprit. Le cinéaste devrait confronter les images qu’il puise au fond de lui-même et les images diverses qu’il projette sur l’écran jusqu’à ce que l’expérience lui donne l’intuition d’une coïncidence approchée au plus près. »
C’est pourquoi Hollywood fut appelé l’« industrie du rêve ». Et c’est également la raison pour laquelle les poètes du vingtième siècle attendirent du cinéma qu’il soit à la hauteur de sa mission : représenter le plus concrètement possible un espace qui n’appartient pas au monde de la veille, mais à la géographie mystérieuse des rêves, des visions et des souvenirs.


Le thème musical du film d’Otto Preminger, écrit par David Raskin, est un subtil démarquage du « Sophisticated Lady » de Duke Ellington, que le cinéaste désirait originellement utiliser (Preminger réussira à faire travailler Ellington un peu plus tard, sur Autopsie d’un meurtre). Mélancolique et lyrique, flottant et flou, il aura une fortune encore supérieure au film. L’histoire veut que le compositeur ait commencé à l’écrire après avoir reçu une lettre de rupture de sa fiancée. Un an plus tard, Johnny Mercer ajoutera à sa chevrotante mélodie des paroles harmonieuses et brèves, qui accentuent la dimension courtoise et irréelle seulement effleurée par le film et racontent, à leur tour, presque une autre légende. C’est la légende d’une troisième Laure, femme-vampire qui n’appartient pas aux dimensions de notre monde, mais aux climats pluvieux et sombres de la mémoire, de la nostalgie et des rêves :

Laura est le visage dans la lumière brumeuse,
Les pas que vous entendez près de l’entrée.
Le rire qui flotte dans une nuit d’été,
Dont le souvenir n’est pas clair.
Et vous voyez Laura dans le train qui passe devant vous.
Ces yeux : à quel point ils vous semblent familiers.
Elle vous donna votre premier baiser.
C’était Laura –
Mais elle est seulement un rêve.

Rosemary Clooney, Miles Davis, Ella Fitzgerald, Stan Kenton, Jeanne Lee, Julie London, Frank Sinatra : l’air sera repris plus de quatre cent fois. Avec un arrangement hystérique et burlesque, Spike Jones ironisera sur la dimension hallucinatoire du récit et la personnalité du narrateur toqué. Introduite nerveusement par le violon de Stéphane Grapelli, Helen Merrill jouera sur des échos et une abyssale réverbération pour rendre lisible le caractère onirique de la passion évoquée. Accumulant les crescendos et les decrescendos, Erroll Garner perdra la mélodie dans un fouillis de notes, comme un ciel assiégé par de nouvelles étoiles. Charles Mingus lui mêlera la mélodie de « Tea for two » et alternera les moments d’humour lyrique et les dissonances tragiques, apparaissant comme des coups de dés sur le tapis du thème. Quant à Charlie Parker, il noiera carrément « Laura » dans une mer tumultueuse de cordes et de bois collants comme du miel, à travers lequel son saxophone alto d’une gracieuse et frêle virtuosité nagera un crawl de tous les diables. Toutes les reprises de « Laura » sont intéressantes. Toutes révèlent de l’interprète son intime rapport à la mémoire, à la nostalgie et au rêve. Mais c’est la version de Charlie Parker qui semble, à force de sens épique et d’insistance chevaleresque, pointer l’horizon inévitable de l’air. Car il y a de l’héroïsme à vouloir tenir haut la dimension visionnaire de l’existence. Il y a de l’héroïsme à ne pas transiger avec le fait que l’homme habite en poète sur la Terre. Il y a de l’héroïsme, enfin, à ne pas laisser un visage dans la lumière brumeuse, ou une nuit d’été dont le souvenir n’est pas clair, s’évaporer dans le Temps.


Si l’étrange feuille de route du film de Preminger alliée au visage de Gene Tierney opèrent un court-circuit historique entre la muse du poète et le modus operandi du vedettariat, la musique de David Raskin et les paroles de Johnny Mercer qui naissent de ce film comme l’épanouissement de sa fleur inverse prendront corps dans une quatrième muse, morte et vivante, plus de quarante ans plus tard, à l’intersection des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Cette muse vivante et morte, ce sera Laura Palmer dans Twin Peaks : l’image d’une jeune fille de dix-sept ans, assassinée et enveloppée dans du plastique, retrouvée sur la plage auprès d’un rocher, après avoir flotté sur le lac de la ville. « Qui a tué Laura Palmer ? » sera le slogan de cette épopée : un pitch de fait-divers sordide, digne de la rubrique des chiens écrasés du pire torchon imprimé, mais calciné, lessivé et transmuté en or liquide par Mark Frost et David Lynch. David Lynch le raconte : « Mark Frost et moi étions de train de parler chez Du Pars, le café qui se trouve au coin de Laurel Canyon et de Ventura, quand, tout à coup, nous avons eu cette vision d’un corps échoué sur les rives d’un lac. »


Les allusions au film de Preminger seront très nombreuses dans les premiers épisodes de la série, et se disputeront à celles, déposées comme les cailloux du Petit Poucet, renvoyant à Vertigo d’Alfred Hitchcock. Waldo est le nom d’un mainate, Lydeker celui de son vétérinaire attitré ; le dictaphone fétiche du héros s’appelle Diane ; Jacoby, le peintre discret du portrait de Laura, devient le psychanalyste psychédélique, mi-reichien mi-junguien, de la ville de Twin Peaks. À la grande image de Gene Tierney devant laquelle s’endort l’enquêteur, se substituera la photographie couronnée de la jeune Laura, reine de beauté au sourire vénéneux, qui clôt la quasi-totalité des épisodes de la série. Enfin, au « C’était Laura » de la chanson de Johnny Mercer, répond le « C’était Laura » du poème de la jeune Harriet Hayward, simplet et dérangeant, lugubrement naïf, sur le piano dissonant et liquide du huitième épisode.

C’était Laura – et je la voyais resplendir.
Dans la forêt obscure, je la voyais sourire.
Nous pleurions, et je la voyais rire.
Dans notre tristesse, je la voyais danser.
C’était Laura – vivant dans mon rêve.

C’était Laura – la splendeur était la lumière.
Son sourire voulait dire : Pleurer est bon.
La forêt obscure était notre tristesse ; la danse, son appel.
C’était Laura – et elle venait m’embrasser pour la dernière fois.


C’est cette image – une morte plus vivante encore que les vivants ; une assassinée qui continue à nous sourire avec insistance depuis l’au-delà – qui donnera naissance à la série Twin Peaks. C’est cette image qui rehaussera, par une charge intentionnelle renouvelée du médium télévisuel, les enjeux d’un amour dont ce nom et cette adresse furent autrefois tirés. Comme le hurle Donna Hayward face à la tombe sombre où repose son amie, en conclusion du dixième épisode : « Je t’aime, Laura, mais quand tu étais vivante, la plupart du temps, toi et moi, nous essayions de résoudre tes problèmes… Et tu sais quoi ? Nous le faisons encore ! Tu es morte, Laura, mais tes problèmes continuent à nous hanter ! »
Conjuguant les narrations orphiques de Laura et de Vertigo, c’est en explicitant la dimension fantastique implicite des films noirs que Twin Peaks fera accéder le spectateur aux petits mystères de l’identité secrète de Laura Palmer comme aux grands mystères de sa transfiguration supra-humaine. Twin Peaks est une série qui « englobe le Tout », dit la Femme à la Bûche en introduction du pilote. Elle est « au-delà du Feu » et c’est l’« histoire de beaucoup. » Mais elle ne commence qu’« avec une » et cette « une qui mène à tous les autres » est Laura Palmer. 



Pacôme Thiellement, La Main Gauche de David Lynch, Twin Peaks et la fin de la télévision, P.U.F., coll. Travaux Pratiques, sortie le 5 mai 2010, 15 euros.