2011/01/26

LES MÊMES YEUX QUE LOST



Les Mêmes Yeux que Lost sort le 26 janvier 2011 aux éditions Leo Scheer, dans la collection "Variations". 
Voici le premier chapitre : "Pense à une boîte". Sans entrer directement dans le sujet principal de cet essai -  l'Orientation - il donne une idée du ton de celui-ci. 
Le livre comprend six chapitres : "Pense à une boîte", "Le Roi du Monde", "Son nom est Jacob", "Introduction au monde de l'âme", "L'air lui-même est devenu ténébreux" et "Regard Parfait". 
Sur seulement quatre paragraphes, "Pense à une boîte" est le chapitre le plus court du livre. 



Un homme, c’est quelqu’un qui se trompe. Et il peut aussi bien être trompé par l’illusion de sa liberté que par l’attribution de ses décisions les plus intimes à une puissance étrangère officiant comme providence personnelle. Il peut aussi bien être trompé par l’idée de hasard que par l’idée de destin. Un homme, c’est quelqu’un qui sait rarement à quel ange se vouer. Pourtant, nous avons besoin de nous sentir autorisés pour agir. Nous sommes toujours fatigués à l’idée de devoir justifier nos actes, perpétrés dans la passion, la colère ou l’urgence. Nous sommes toujours fatigués de nous expliquer. Et c’est une assez longue histoire. En 2007, J.J. Abrams est à Monterey. Il vient faire une présentation de Lost, dont il est le producteur, au sein des séminaires transdisciplinaires organisées par TED, un acronyme pour Technology, Entertainment & Design. Dans sa conférence stand-up de vingt minutes, Jeffrey Jacob Abrams, co-créateur de la série avec Damon Lindelof, galvanise le public de cette initiative californienne par un tour aussi imagé que trompeur : il tisse le tapis de son explication autour du leurre de la boîte magique et mystérieuse.
« Mon grand-père, Harry Kelvin, possédait une société en électronique. Enfant, il venait me voir avec des radios et des téléphones, et toutes sortes de choses qu’il ouvrait, qu’il fouillait, et dont il me révélait la mécanique interne. Et mon grand-père ne se contentait pas de déconstruire les mécanismes, il m’a intéressé à beaucoup d’autres choses comme par exemple aux techniques d’impression, à la sérigraphie, à la reliure, et la fabrication des boîtes. L’ingénierie du papier m’obsède : et comme j’adore le découpage, le pliage, l’impression et la colle, j’adore les boîtes. Mon grand-père s’amusait également de mon obsession pour la magie. Nous allions régulièrement dans un magasin à New York appelé Lou Tannen’s Magic. C’était dans un vilain petit immeuble en centre-ville, mais, une fois qu’on avait pris l’ascenseur, et une fois que l’ascenseur s’était arrêté à l’étage, il y avait ce petit magasin de magie… Et ce lieu était vraiment magique ! Une des choses que j’ai acheté dans ce magasin, c’est cette boîte : Tannen’s Mystery Magic Box. Je l’ai acheté il y a plusieurs décennies, et je ne l’ai jamais ouverte. Je l’ai depuis toujours, dans mon bureau, sur les rayonnages de la bibliothèque, avec ce grand point d’interrogation dessiné dessus. Je ne l’ai pas ouverte parce qu’elle représente quelque chose d’important pour moi : elle représente l’infini des possibilités. Elle représente l’espoir. Elle représente les potentialités. Quoique je fasse dans ce que je fais, je suis toujours attiré par les possibilités infinies. Je suis toujours attiré par les potentialités. Si je commence à penser à Lost, je me dis: mon dieu, les boîtes mystérieuses sont partout dans ce que je fais. Lors de la création de Lost, Damon Lindelof et moi, quand nous avons mis au point la série ensemble, nous avons dû tout faire dans un temps très court. Onze semaines et demi pour l’écrire, choisir les acteurs, former l’équipe, réaliser un épisode pilote d’une heure et demi. Il n’y avait pas beaucoup de temps. Mais il y avait ce sens des possibilités… »



Cette histoire de boîte magique et mystérieuse va hanter Lost, mais pas nécessairement pour son meilleur. Et pas nécessairement pour filer l’aimable métaphore de J.J. Abrams non plus. La série Lost, Abrams l’abandonne, du reste, dès l’achèvement du pilote. Il n’y reviendra pas de toute la première année, trop occupé alors à tourner Mission Impossible III. Il se consacre ensuite à la production de Cloverfield (2008), de la série Fringe (2008) et à la réalisation de Star Trek XI (2009). On peut dire que, dès le second épisode, Lost ne lui appartient plus. Il le laisse alors entre les mains du jeune et peu expérimenté Damon Lindelof. Et le jeune Damon Lindelof ira chercher le vieux Carlton Cuse, plus roué aux techniques de récit, avec qui il avait brièvement travaillé sur Nash Bridges, pour l’aider à écrire et architecturer les six saisons de sa citadelle télévisuelle en suspens. Est-il besoin de préciser que le ressentiment contre un chef introuvable ou absent est une des dynamiques de Lost ? Bien sûr, le personnage de John Locke souffre le martyr dans une compagnie qui fabrique des boîtes. Et dans l’épisode The Man from Thallahassee, c’est le chef des « Autres », Ben Linus, qui joue sur les nerfs du héros avec la métaphore abramsienne pour lui parler de son île bien-aimée. « Pense à une boîte. Tu t’y connais en boîtes, pas vrai, John ? Et si je te disais que, quelque part sur cette île, il y a une très grande boîte… Et quoique tu imagines, quoi que tu veuilles y trouver, quand tu ouvres la boîte, cette chose y est. Qu’en dirais-tu, John ? » Ben aura beau préciser, quelques minutes plus tard, que la boîte est une métaphore, Locke n’en aura pas fini avec celle-ci. Comme la compagnie pour laquelle il travaillait, elle va se mettre à lui pourrir la vie. Elle va désorienter tout son parcours. Locke ne va pas cesser de se tromper. Et il sera aussi bien trompé par l’absurdité apparente des signes qu’il recevra, que par le caractère trop ouvertement symboliques des autres. À la fin de la quatrième saison, quand il pénètre sa dernière station DHARMA, The Orchid, Locke ne peut s’empêcher de demander, à un Ben hautain et blasé, n’attendant que la première occasion de répondre par la négative : « Est-ce que c’est ça, la boîte magique ? »
Eh bien non : The Orchid ne contient aucune boîte magique. Pas plus que Lost, elle n’ouvre sur « tout ce qu’on veuille y trouver ». Et elle ne se caractérise ni par l’espoir ni par les potentialités. L’absence de boîte magique sur l’île sera bien le signe du démenti secret, par les scénaristes de la série, de la promesse initiale de son créateur. Seul un dieu absent peut vous promettre l’impossible. Seul un dieu absent peut vous dire que tout ce que vous voulez trouver dans ce monde y est. Dans la réalité, cela ne se passe pas comme ça. Vous croyiez être en face d’une « boîte magique et mystérieuse » mais, en réalité, vous êtes face à l’événement qui récuse impitoyablement tous les fantasmes et toutes les attentes liées à cette fameuse boîte. Vous croyiez être face aux potentialités ou à l’espoir, vous êtes en face du mystère de la connaissance, et singulièrement celle des règles, des limites, des contraintes, des Lois qui encadrent votre séjour sur la Terre. On vous a promis un récit d’île mystérieuse fonctionnant comme une boîte magique. Mais vous allez vous confronter, plutôt sèchement d’ailleurs, aux symboles de la vue, de la connaissance, de l’orientation et du dépôt de la tradition : une tapisserie, une caverne, un phare et une grotte. Vous n’aviez rien demandé à personne, mais c’est comme ça. Il faut quelqu’un pour se charger de tout cela, vous entendrez-vous dire, à plusieurs reprises, à la fin de la série. Il faut quelqu’un pour se charger de tout cela. On vous avait dit que vous aviez le choix, on vous avait dit que vous étiez libres, mais ce n’était pas vrai et vous n’avez jamais été libres. Il fallait quelqu’un, vous dit-on désormais, et ce quelqu’un, maintenant, c’est vous


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Texte : P. Thiellement