2012/08/22

SOAP APOCRYPHE



Brothers and sisters, Soap Apocryphe est mon premier roman. 
Il est édité par les éditions Inculte et sera en librairie dès le 27 août 2012. Comme c'est un enfer de s'auto-pitcher - pas loin de l'auto-dévoration de la déesse Kâli - je reprend le résumé rédigé par Alexandre Civico pour la 4e de couverture du livre : 
Léon Tzinmann, ancien enfant star, revenu de tout, et en particulier de la célébrité, entame avec un groupe d'amis l'exégèse d'un texte apocryphe intitulé Contre Clément. Parallèlement, son ex-petite amie, Pauline Jacques, actrice de son état, commence son irrésistible ascension en politique. 
Et, pour ne pas changer, je vous livre ici-bas un extrait de cette sombre romance gnostique, pleine de théologie alternative, de soupe aux oeufs et de poissons qui font les cute parce qu'ils ne sont pas secure
Brothers and sisters, voici Soap Apocryphe :

Le jeune Tzinmann ne savait pas si c’était le fait que Pauline Jacques soit actrice ou chrétienne qui le dégoûtait le plus dans son amour, mais, depuis leur rupture à l’automne de l’année précédente, il prenait un étrange plaisir à se convaincre de l’équi­valence des deux termes. C’était son hypothèse de travail : la magie ou la séduction dont on drapait parfois la comédienne aux dix-sept pieds de loup avec une obscène gourmandise n’était guère qu’un pouvoir de loin et cette chère enfant en voulait tou­jours un morceau plus gros. Les actrices étaient de grandes dévorantes, appâtées par le rayon­nement d’Hollywood et la démultiplication des corps comme étalon de l’accomplissement person­nel. La conscience étant insatiablement putain, un organe arrivé tardivement dans l’économie du corps humain et travaillant toujours pour quelque engeance extérieure à lui, elle bradait toute nuance au profit de la visibilité la plus simple et la plus facile à digérer, et elle aimait les starlettes d’amour comme une gourgandine s’entichait d’un mac. Depuis, Léon était formel : pour que nous soyons de nouveau en mesure de nous réappro­prier toute notre puissance, les vedettes devaient être détruites comme l’Occident. Elles étaient fabriquées à l’image du dieu des monothéistes, que ces derniers appelaient bouffonnement le « vrai dieu », et elles avaient commencé à entraî­ner l’humanité dans une spire supplémentaire de destruction et de mort. D’ailleurs, Jésus-Christ était déjà une starlette. On ne devait voir que Lui. Monsieur surplombait l’avenir, et le passé le pré­figurait. C’était une technique de rabattement publicitaire fructueuse. Ne pas cesser de faire parler de soi, et ensuite démontrer que, partout, même si ça semble absurde, même si ça ne sert à rien, même si ça n’a rien à voir et aucun intérêt, « on » parle bien de « soi ».


« Les mecs, dans l’Ancien Testament, on parle de moi… Et les prophètes aussi, ils parlent de moi… »
Ainsi, d’une manière qu’il ne pouvait considé­rer que métaphysiquement adéquate, la lecture de Soruh d’Alexandrie et de son Contre Clément le ravit au plus haut point. Il en remerciait quotidiennement Mathieu Lucas et lui disait avec joie qu’il aurait pu en contresigner la tota­lité des propositions. Dans un chapitre sous-titré par les traducteurs « Sur le Salut », le visionnaire alexandrin avait rédigé entre 430 et 445 la seule hypothèse théologique que le jeune Tzinmann se sentait encore la force de soutenir après toutes ces années à errer entre les jambes d’une sainte comédienne. À savoir que Jésus-Christ ne serait pas venu dans l’objectif de sauver toute l’espèce humaine car, si cela avait été le cas, nous serions tous en train de batifoler joyeusement au Paradis ; Jésus-Christ ne serait venu que dans l’objectif de sauver une partie de l’humanité, et celle-ci se serait logiquement dérobée à nos yeux, ayant déjà atteint la grâce. Nous autres, non-sauvés, aurions dû être rachetés par l’autre fils de la Sainte Vierge et frère jumeau du Christ, Romuald. Celui-ci était mort en couches lors de leur naissance commune. Et tous les êtres humains venus sur cette Terre et souffrant comme nous de l’abandon et de la mort seraient les âmes que Romuald, dont le symbole était l’amanite à bulbe étoilé, avait manqué de sauver. Romuald mort-né une fois pour toutes, comme Jésus était né une fois pour toutes, nous n’avions, dès lors, pas le moindre espoir de nous en tirer, dans ce monde ou dans un autre.
Ramené à un pur devenir, alternant sans projet vitesse et lenteur, le temps romualdo-soruhiste était ainsi saisi et vécu comme l’apparence d’un phénomène inconsistant et vain. Qu’on en bornât le cours au terme de l’existence présente ou qu’on l’imaginât se déroulant à travers une suite immense et, en droit, interminable, de réincarna­tions en gigogne, le devenir humain, brusquement interrompu par la mort dans le premier cas, indé­finiment prolongé avec son cortège de désillusions et de souffrances dans le second, revêtait un aspect lugubre et tragique, et prenait l’allure d’un drame. Le temps nous séparait et nous aliénait, nous tenait incessamment éloignés de nous-même. Il nous mettait et nous maintenait dans un état de déchéance, éprouvé comme tel au sein de notre vie présente, mais aggravé et, semblait-il, irrémé­diable, si l’origine en était reportée à un lointain immémorial et, si l’on admettait qu’il persistait ou se reproduisait, sans terme assignable, au long d’une durée infinie.


Cela lui était apparu clairement un soir d’hiver excessivement froid, alors qu’ils étaient allongés sur le canapé noir de Pauline, dans son appartement du boulevard de Port-Royal. La fenêtre entrebâil­lée laissait passer un atroce petit filet d’air, et Léon ne se souvenait pas s’il dormait déjà ou veillait encore… Ils avaient beaucoup baisé, d’abord, mais le jeune Tzinmann s’était si longtemps retenu qu’il en avait éprouvé cette éjaculation interne sur laquelle les Chinois ont tant glosé, tout son sperme remontant et implosant dans son corps et sa com­pagne restant immaculée comme la sainte qu’elle avait toujours rêvé d’être… Puis Pauline s’était ouverte à lui avec véhémence, alors que Léon tentait de trouver le sommeil dans une pénombre consolatrice, et elle lui avait expliqué son grand projet théologico-politique, corollaire de son destin d’actrice et énigme chiffrée de sa prédestination.
Elle avait un visage de folle qui scintillait dans la nuit noire, et elle s’était mise à désenvelopper sa vision politique comme si elle sortait du four une tarte en pâte feuilletée, dont elle lui décri­vait les rigoles d’eau, les fontaines creusées au sein de la farine, et la façon dont, une fois pliée, elle l’étoufferait dans le beurre brûlant. Elle n’était qu’imparfaitement dénudée, ayant remis une espèce de chemise de bûcheron ainsi que de grosses chaussettes d’alpinisme pour dormir – ce qu’elle ne faisait, également, que très imparfaitement au goût du jeune Tzinmann – et elle parlait des quatre âges de l’humanité, de l’acteur et de la troisième voie. Elle parlait du cycle d’or, avec Frédéric II Hohenstaufen comme apogée, unifiant les lois de l’empire avec l’aide de son chancelier Pierre des Vines et uniformisant les systèmes politico-judiciaires sous la forme des Constitutions de Melfi ; du cycle d’argent représenté par la monarchie et sa désagrégation ; du cycle de cuivre et de la chute des grands seigneurs, et de l’infâme duc d’Orléans ; et encore du cycle de fer, celui de la bourgeoisie, dont la capitale était New York et dont les acteurs étaient les anges venus de Hollywood, les interces­seurs du grand retour au premier cycle, par l’aris­tocratie nouvelle qu’ils imposaient dans la rétine de chaque spectateur.
Hollywood, le bois sacré, la forêt de toutes les folles et de toutes les folies : tout prenait sens maintenant dans les paroles que Pauline Jacques prononçait, et c’était un sens si désagréable que Léon en était démangé comme d’une soudaine crise d’eczéma… Immobile au fond des ténèbres, elle disait pressentir le merveilleux retour du soleil et de la vie. Et Léon la suppliait de ne pas allumer la lampe, et ajoutait d’un ton plaintif que ses yeux ne supporteraient pas la violence de la lumière électrique quand elle ressurgirait au coeur de la nuit.


Autour du canapé montait lentement une espèce de soupe aux oeufs, ou de crème aux oeufs, et le jeune Tzinmann trouvait leur situation assez répu­gnante pour s’en inquiéter, bien qu’il l’attribuât à son propre état psychique frontalier, entre Terres Mondaines & Interdites, alors que tous deux squattaient impunément devant la porte d’ivoire ou de corne qui les séparait du monde où ils iraient chacun de leur côté. Léon tenta en vain de se retour­ner pour trouver une position plus confortable, et sentit les effets désagréables d’une otite externe, qui ajouta à l’embrouillamini des oeufs, de la crise d’eczéma et du monologue nocturne de Pauline, la violente purulence de son oreille gauche.
Et Pauline continuait à parler de la France, et du nom de la France comme de celui d’un cycle his­torique déjà révolu. « Il est des heures graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu’on lui cache », disait-elle alors que Léon voyait le canapé de Pauline s’enfoncer lentement dans une crème aux oeufs pleine de bulles d’urine ou de sperme. Et il se tourna et vit Pauline Jacques irradier dans les mailles lumineuses de Kâli la Noire, se manifestant pour mettre fin au cycle de fer, avant de retourner dans les cieux…
Pauline disait que c’était à travers la négation que les circonstances apportent, sans cesse, à sa vérité, que l’Histoire parvenait, toujours, à s’accomplir, imposant ses réverbérations de principe à un niveau immédiatement planétaire. Et Léon, dans les méandres de son rêve et de sa veille, dans l’espèce de mare jaune où l’oeuf, l’urine et le sperme se mêlaient en un seul liquide initial et final, tra­duisait ainsi les propos de Pauline Jacques comme concernant son propre corps. Dans sa démarche la plus profonde, le corps de Pauline Jacques concer­nait une vision dialectique de Paris, de New York et d’Hollywood, celles-ci se trouvant secrètement posées en termes d’Apocalypses entrecroisées. Et sa Grande Politique, qui visait à lui donner ses armes par la notoriété et la fusion des pouvoirs média­tique et exécutif, se posait alors en volonté, et non en simple fantasme, de pouvoir absolu.
Pauline Jacques tendit alors le bras par-dessus Léon pour atteindre le cordon de la lampe, et, allu­mant l’interrupteur malgré les supplications de son amant, fit exploser l’ampoule qui répandit mille et un morceaux de verre sur le lit. Et Léon, horrifié, vit sur le visage de Pauline Jacques régner la paix qui succède toujours aux victoires guerrières les plus sanglantes.


2012/02/23

TOUS LES CHEVALIERS SAUVAGES


Tous les Chevaliers Sauvages sort le 23 février 2012 aux éditions Philippe Rey. C'est un tombeau de l'humour et de la guerre, et ses personnages principaux sont le professeur Choron, Reiser, Gébé et Andy Kaufman. Il y a également de nombreux passages consacrés aux Monty Python, à Topor, à Trey Parker et Matt Stone et à Charlie Kaufman. Le livre est divisé en cinq sections : "La Dernière guerre du monde", "Nous sommes la Planète enragée", "Et tous ses chevaliers sauvages", "Maintenant je suis devenu la Mort", "Le Véritable homme politique". 
Voici le début du second chapitre, "Nous sommes la Planète enragée", où apparaissent deux des motifs principaux du livre : la fin du Kali-Yuga et le cannibalisme. 




   Les Hindous enseignent que la durée d’un cycle cosmique se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’une perte progressive des fondements de la connaissance traditionnelle, représenté par la disparition successive des quatre pattes du Taureau symbolisant la Loi (Dharma). Krita-Yuga, Trêta-Yuga, Dwapara-Yuga et Kali-Yuga : ce sont ces périodes que l’antiquité gréco-romaine désigne comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Le prophète Daniel, parle, quant à lui, d’une statue de colosse dont la tête est d’or, la poitrine d’argent, le ventre de cuivre et les pieds d’argile. Commençant il y a plus de six mille ans, au moment où le cœur de Krishna, huitième avatâr de Vishnou, est percé par la flèche d’un chasseur qui le prend pour un daim, les Hindous disent que nous nous trouvons même dans la phase finale du Kali-Yuga, dont il n’est plus possible de sortir que par une catastrophe qui sera également le commencement d’un nouveau cycle de manifestation. Alors paraîtra Kalkî, le dernier avatâr de Vishnou : « celui qui est monté sur le cheval blanc, écrit René Guénon, qui porte sur sa tête un triple diadème, signe de la souveraineté dans les trois mondes, et qui tient dans sa main un glaive flamboyant comme la queue d’une comète. » S’il ne faut pas attribuer, comme c’est trop souvent le cas, le Kali-Yuga à la déesse tutélaire des Thugs, assassins professionnels qui parcouraient l’Inde déguisés en voyageurs pour tuer et dépouiller ceux dont le meurtre satisfaisait la « Noire », les textes traditionnels insistent sur le rôle central de celle-ci pendant celui-là. Kâli est « Celle qui dévore le Temps » et dépouille les êtres de toutes choses mortelles pour les conduire à l’immortalité. Elle est la Grande Destructrice qui engloutit ce qu’elle a créé pour le refondre en son être ; et ses adorateurs sont connus pour, encore aujourd’hui, manger rituellement le corps des vieillards et des malades. L’anthropophagie est le symbole du Kali-Yuga, s’exténuant dans la figure d’une femme qui se dévore intégralement elle-même, comme dans les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte :

Grande prison de cire en forme de femme
Qui renferme muré dans le creux de son moule
Un cadavre vivant de femme
Mangeant l’intérieur de sa face de statue



   « Dans le Kali-Yuga, écrit également Roger Gilbert-Lecomte, le rôle de l’initié est d’agir dans le sens du déterminisme divin. Nous n’avons pas à nous soucier des hommes. » En janvier 1948, au moment exact où Gandhi est abattu de trois coups de revolver, un certain Georges Bernier s’engage dans la coloniale. Il a 19 ans. Il apprend le métier de soldat au régiment d’infanterie de Castelnaudary, et, en 1949, il est transféré avec les engagés volontaires pour l’Indochine au camp de Rivesaltes. Il obtient le grade de sergent et part en janvier 1950. Il reste deux ans et demi en Indochine, avec, pour fonction principale, celle d’assurer les communications radio. Il faudra attendre Vous me croirez si vous voulez, ses mémoires, publiées plus de quarante ans après les faits sous l’identité shivaïte qu’il décidera d’épiphaniser – le professeur Choron – pour l’entendre raconter ses souvenirs de guerre, alors qu’il est fixé au poste de commandement de Luc Nam, au nord-est de Hanoï, à côté d’un petit cimetière où ils doivent régulièrement déterrer les macchabées pour les rapatrier en France.
   – C’est vraiment le sale boulot, racontera Choron, on y laissait nos tripes à dégueuler, tellement ça chlingue, ça pue, cette gélatine autour des os, qu’on foutait dans des caisses, comme ça, sans regarder. 
   Déterrer les macchabées, c’est ce que fera Hara-Kiri : sortir les cadavres des placards, envoyer tous les zombies dehors. Chaque numéro d’Hara-Kiri est un macchabée déterré et envoyé danser sur les peurs de la société française des années soixante et soixante-dix. L’homme qui fait rire d’un rire noir est déjà mort. Comme le samouraï, il n’a plus rien à craindre pour sa vie, et il est prêt à payer le prix fort pour exercer son action. Toutes les interdictions, et la manière dont elles seront contournées, témoignent de la puissance nerveuse exceptionnelle des membres de cette équipe, de leur concentration comme de leur résolution. La première interdiction a lieu dès le 10e numéro de Hara-Kiri, le 18 juillet 1961, par un arrêté ministériel, fondé sur la loi de 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » (mais dont l’article 14, précise qu’elle concerne également « les publications de toute nature ») : l’article stipule que n’importe quelle publication peut être interdite d’affichage, de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans et même de distribution si « celle-ci présente un danger pour la jeunesse en raison de son caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime ». L’interdiction est prononcée par le ministère de l’Intérieur, après avis d’une commission de surveillance de contrôle, chargée de vérifier que les journaux n’exaltent pas des « valeurs de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse » comme le mensonge, le vol, la paresse, la haine (on appréciera le flou délicieux dans la question des valeurs). L’interdiction est levée au bout de six mois, mais cinq ans plus tard, Hara-Kiri est de nouveau interdit en vertu de la même loi de 1949. Cette fois-ci, une pétition est lancée, rassemblant les signatures de, entre autre, Aragon, Brassens, Queneau, André Pieyre de Mandiargues, Edgar Morin... Pendant le temps de cette interdiction, et pour régler les dettes de Hara-Kiri (quatre millions de francs), Choron échappe à la liquidation judiciaire en se faisant le gigolo d’une riche et vieille dame nommée Simone Gatt. L’interdiction est levée en 1967 mais les ventes sont beaucoup plus faibles ; elles seront compensées par la création de L’Hebdo Hara-Kiri en 1969. Suite à la couverture célèbre sur la mort de De Gaulle (Bal tragique à Colombey : 1 mort), L’Hebdo Hara-Kiri est interdit le 15 novembre 1970 par un arrêté ministériel en vertu de la loi de 1949 mais là, c’est le 23 novembre, huit jours plus tard seulement, que sort le premier numéro de Charlie-Hebdo avec une couverture de Gébé présentant un aveugle déclarant « Mieux vaut entendre ça que d’être sourd », alors que, en énorme, apparaît le slogan : Il n’y a pas de censure en France.
   L’esprit Hara-Kiri, c’est aussi, et surtout, dévorer le cadavre de l’humour pour en être vainqueur. L’enquêteur William Webb, analysant les rapports des crimes de guerre du tribunal de Tokyo, prétend que les soldats japonais commirent lors de la seconde guerre mondiale des actes de cannibalisme à l’encontre des prisonniers. Le lieutenant Tachibana a été jugé pour avoir fait décapiter et mangé un aviateur américain en août 1944 à Chichi Jima, et le vice-amiral Mori pour avoir mangé un prisonnier lors d’une réception tenue en février 1945. À la fin de sa chanson Le Tango des affamés, Choron, imam de l’entre-dévorement, lance un décisif « Et maintenant, mangez vos cavalières ! » qui laisse peu de doutes sur la fin logique de toute parade amoureuse conçue dans les limites de notre ère. Si Swift a écrit une Modeste Proposition pour conseiller de manger les enfants des pauvres, si une fameuse scène des Prospérités du Vice montre Juliette découvrant le palais de Minski aux Apennins, dévorant de la viande d’homme sur des tables et des chaises mouvantes composées à partir de jeunes filles contorsionnées (« Il n’est pas plus extraordinaire de manger un homme qu’un poulet » déclare alors un des personnages de D.A.F. de Sade), si Jean-Christophe Averty a passé des bébés à la moulinette dans Les Raisins verts, si les Monty Python ont créé un véritable scandale avec un sketch où un employé des pompes funèbres convainc un homme de mitonner sa mère plutôt que de l’enterrer, si un épisode de South Park (Scott Tenorman must die) montre Eric Cartman faisant manger un chili con carne composé à partir de ses parents à un élève qui l’a humilié publiquement, si la pochette interdite des Beatles, celle du disque américain Yesterday and Today, les montre en bouchers, avec des morceaux de bébé au milieu des viandes éparses, si Topor, enfin, a écrit une Cuisine Cannibale, le caporal-chef Bernier, en poste avec des Nungs, a expérimenté concrètement l’expérience dont les autres ont fait un symbole : il a mangé des morceaux d’hommes.
   – Ils avaient pour religion qu’il fallait manger le foie et le cœur de son ennemi pour prendre ses forces et son courage. Donc, ils prenaient leur canif, ils fonçaient dans les barbelés autour du poste. Et hop, je t’ouvre le ventre du bon côté, je te retire le foie et le cœur. Finalement, il y avait des foies et des cœurs pendus après les deux, trois arbres qui restaient debout. Le soir, les barbecues s’installent. Tu avais les bonnes femmes qui lavaient les morts comme on lave les cochons, dans l’Est, après les avoir grillés dans la paille. Ils lavaient leurs morts en pleurant et en criant. À côté de ça, les survivants, avec leur chapeau de brousse sur la tête, les courageux défenseurs du poste, mangeaient le foie et le cœur de leur ennemi. Evidemment, au caporal-chef Bernier, on lui apportait ce à quoi il avait droit. C’est-à-dire un morceau de foie et un morceau de cœur, que j’ai évidemment mangés, assez vite. Avec un gros coup de verre de choum derrière.