2007/07/29

INTRODUCTION A LA LECTURE DE JULIAN JAYNES

Résumé synthétique de La Naissance de la Conscience dans l’effondrement de l’esprit
Elève Thiellement




I. Ce que la conscience n’est pas

L’ouvrage de Julian Jaynes, La Naissance de la Conscience dans l’effondrement de l’esprit, répond à la tentative de créer une anthropologie rigoureuse de la conscience. Selon Jaynes, nous avons été dupés par plusieurs leurres :
1) croire que la conscience était l’ombre de l’action ;
2) croire qu’elle était de l’ordre de la réactivité ;
3) en faire la copie de l’expérience ;
4) penser qu’elle relevait de l’apprentissage des signaux ;
5) imaginer qu’elle était équivalente à l’exercice naturel de la pensée.

Or : 1) la conscience n’est pas l’ombre de l’action, puisqu’elle est indubitablement plus intense lorsque l’action est plus hésitante – le self conscious est un homme paralysé (Hamlet) – et mutique lorsque nous faisons les choses les plus habituelles et les plus simples.

2) La réactivité recouvre tous les stimuli dont notre action tient compte ; c’est elle qui conditionne notre savoir-faire, alors que la conscience l’entrave souvent, qu’il s’agisse de parler, d’écrire, d’écouter ou de lire. Nous ne sommes pas conscients de la plupart des mots que nous prononçons, et certainement pas conscients de la majorité de ceux que nous lisons ou écoutons, mais, la plupart du temps, nous accordons notre attention à l’idée générale décrite, nous réagissons aux stimuli qu’elle implique avec un caractère presque automatique.

« Jouer au piano est un exemple extraordinaire. Nous avons là un ensemble complexe de diverses tâches accomplies toutes en même temps, en ayant à peine conscience de les exécuter. (…) Un coureur peut être conscient de sa position par rapport aux autres dans la course, mais il n’est certainement pas conscient de mettre une jambe devant l’autre. Une telle pensée pourrait bien le faire trébucher. »

3) Ce dont on se souvient consciemment est minime par rapport à ce qu’on reconnaît comme familier. On ne s’étonne pas de la couleur du papier toilette du bureau ou de la forme de la boutique qui jouxte notre arrêt de bus, mais, si on ferme les yeux, il est impossible de les visualiser. Nous ne sommes pas « conscients » d’eux, et l’opération menée par la conscience n’est pas de réaliser une copie de l’expérience. La conscience ne sert pas non plus à créer des concepts utiles à la reconnaissance. Les concepts ne sont que des classes de choses équivalentes du point de vue du comportement (tous les arbres sont classés dans l’idée de l’arbre du point de vue comportemental), et les concepts radicaux, antérieurs à l’expérience, fondent les structures aptiques qui rendent l’action possible.

4) L’apprentissage des signaux (associant un plaisir à une action, ou une douleur à une autre) est plutôt organique que conscient. Il n’est pas nécessaire que la conscience intervienne dans l’acquisition d’un savoir-faire. L’apprentissage se déroule même plus facilement lorsque nous n’en sommes pas trop conscients, lorsqu’il se fait, pour ainsi dire, de manière somnambulique, et presque malgré nous.

« L’exercice Zen d’apprentissage du tir à l’arc est tout à fait explicite sur ce point, pendant lequel on conseille à l’archer de ne pas penser aux actions de tendre l’arc et de lâcher la flèche, mais de se libérer de la conscience de ce qu’il fait en laissant l’arc se tendre et la flèche partir au bon moment. »

5) On peut également penser sans l’usage de la conscience : si la logique est de l’ordre de la conscience, celle-ci n’est liée au raisonnement que comme la médecine à la santé, ou la morale à la conduite. La logique est simplement la science de la justification des conclusions que nous avons déjà atteintes.
Il y a plusieurs étapes dans la pensée : une étape de préparation pendant laquelle on réfléchit consciemment au problème ; ensuite une période d’incubation sans aucune concentration consciente sur le problème, puis l’illumination, justifiée ensuite par la logique.




II. Ce que la Conscience est

En réalité, les fonctions de la conscience sont :
a) la métaphore ;
b) la narratisation ;
c & d) la création d’un je analogue et d’un moi métaphorique.

a) Comprendre une chose, c’est parvenir à une métaphore de cette chose en lui substituant quelque chose qui nous soit plus familier. Le travail métaphorique de la compréhension implique des métaphrandes (les choses à décrire) et des métapheurs (les choses aidant à décrire les précédentes), auxquels on doit ajouter des parapheurs (les mots associés aux métapheurs, comme la chaleur, la protection et le sommeil associés à la « couverture » dans la métaphore de la « couverture de neige ») et les paraphrandes (les mots associés aux choses à décrire).

« Dans les idées abstraites concernant les relations humaines, la peau devient un métapheur particulièrement important. On se contacte, ou on reste en contact, avec d’autres personnes qui peuvent avoir l’esprit peu ou très fin, ou qui sont peut-être susceptibles, auquel cas il faut les traiter avec ménagement, de peur de les prendre à rebrousse-poil ; nous pouvons avoir un sentiment pour quelqu’un, avec lequel nous pouvons vivre une expérience touchante. (…) Une théorie est donc une métaphore entre un modèle et des données. Et comprendre, en science, c’est avoir cette impression de similitude entre des données compliquées et un modèle familier. »

La conscience est donc la métaphrande créée par les paraphrandes de nos expressions verbales, mais, réciproquement, elle est le métapheur de notre expérience passée, opérant une sélection constante sur nos actions futures, nos décisions, nos souvenirs du passé, ce que nous sommes comme ce que nous ne sommes pas encore.

b, c & d) La conscience est une opération, que, par une métaphore familière, nous assimilons à un lieu. Sa première caractéristique est donc la spatialisation : elle se créé comme un espace mental métaphorique, que nous renouvelons et agrandissons à chaque fois que nous sommes conscients d’une chose nouvelle. Elle extrait de notre passé des données avec lesquelles elle crée des réminiscences, un « récit », et dont la pertinence est tributaire de l’état dans lequel notre esprit se trouve (un homme triste extraira des éléments tristes, un homme ambitieux des éléments ayant traits à la carrière ou au concours). Ces données sont bien distinctes de l’action que nous avons exercé, puisqu’on y ajoute déjà un « je » analogue, qui se déplace par délégation dans notre imagination et exécute pour nous des choses que nous ne faisons pas réellement. Le « je » analogue engendre à son tour un « moi » métaphorique que nous plaçons ou déplaçons de l’image que nous nous projetons et qui intervient, ou non, dans la narratisation exercée par le « je » analogue :

« La recherche des causes de notre comportement ou le fait de dire pourquoi nous avons fait telle ou telle chose font partie intégrante de la narratisation. Ces causes en tant que raisons peuvent être vraies ou fausses, objectives ou idéales. La conscience est toujours prête à expliquer tout ce que nous faisons, à tel ou tel moment. Le voleur explique que son acte est dû à la pauvreté. Le poète que le sien est dû à la beauté, le scientifique à la vérité ; le but et la cause étant inextricablement liés pour produire la spatialisation de l’action dans la conscience. »

Enfin, de même que nous assimilons des stimuli dans l’apprentissage des signaux, nous concilions ou conformons des extraits pour produire une narratisation cohérente. Mais, si la conscience dépend du langage – et non l’inverse – son apparition est donc plus récente que l’on a pu le penser jusqu’à nos jours.




III. Langage et Conscience

L’écriture (hiéroglyphique, hiératique et cunéiforme) est apparue vers 3000 avant Jésus-Christ, mais le premier texte écrit dans une langue dont la traduction offre assez de certitude est L’Illiade. Elle a été composée par des générations d’aèdes entre 1230 et 900 avant J.C. Ce qui y apparaît, tout d’abord, c’est l’absence de terme recouvrant la signification de la conscience. Les hommes sont pourvus d’une psychè (âme ou souffle), d’un thumos (le mouvement ou les gestes) et d’un noos (qui est l’organe de la reconnaissance). Les hommes, lorsqu’ils doutent, connaissent une division nommée mesmera qui signifie être en conflit avec soi-même, non dans sa reconnaissance (noos) ou dans son âme (psychè) mais en conflit dans son action (thumos). Or lorsque les hommes entrent en conflit entre deux actions, c’est le moment où les dieux apparaissent et redirigent celles-ci.

« Qui étaient ces dieux déplaçaient les hommes comme des robots et chantaient des épopées par leur bouche ? C’était des voix dont le discours et les instructions étaient perçus avec autant de clarté par les héros de L’Illiade, que celles qu’entendent certains épileptiques ou schizophrènes, ou que les voix entendues par Jeanne d’Arc. Les dieux étaient des organisations du système nerveux central, et peuvent être considérés comme des personae dans le sens où ils présentaient une grande cohérence à travers le temps, où ils étaient des amalgames d’images parentales et admonitoires. Le dieu est une partie de l’homme, et le fait que les dieux ne s’écartent jamais des lois naturelles s’accorde tout à fait avec cette conception. Les dieux grecs ne peuvent rien créer à partir de rien, contrairement aux dieux hébreux de la Genèse. Dans la relation entre le dieu et le héros, il y a les mêmes échanges de politesse, les mêmes émotions, les mêmes tentatives de convaincre que celles qu’on pourrait rencontrer entre deux personnes. Le dieu grec ne s’avance jamais au milieu de la foudre, n’engendre jamais de vénération craintive ni de peur chez le héros, et il est aussi éloigné du dieu exagérément pompeux de Job qu’il est possible. Il se contente de guider, de conseiller et de commander. Il ne demande pas l’humilité ni même l’amour, et exige peu de reconnaissance. (…) Les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations. Ils ne sont vus ou entendus en général que par les héros auxquels ils s’adressent en particulier. »




IV. L’esprit bicaméral

La nature humaine était alors divisée en deux : une partie qui commandait, appelée dieu (prenant ses assises dans l’hémisphère droit), et une partie qui obéissait, logée dans l’hémisphère gauche, appelée homme. Cette bipartition était le modus operandi de l’esprit bicaméral. Dans l’esprit bicaméral, la volition, l’élaboration et l’initiative s’organisaient sans aide de la conscience dans l’hémisphère droit et étaient ensuite transmises à la personne dans la langue qu’elle connaît, à l’hémisphère gauche, parfois accompagnés par l’apparition d’un ami, d’une figure d’autorité ou d’un dieu. La personne obéissait alors aux voix parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle devait faire toute seule. Dans tous ses actes, l’homme était dotée d’une réactivité telle que la nôtre, mais la prise de décision lors d’un moment de stress était réalisée à l’aide d’une voix qui recueillait la sagesse admonitoire accumulée pendant sa vie. Ces voix grondaient, réconfortaient, commandaient ou annonçaient ce qui allait arriver : elles le faisaient en produisant également éventuellement une hallucination visuelle, une figure (à noter que l’identification des visages et de leur expression étant, en premier lieu, une fonction de l’hémisphère droit, la différence entre un ami et un ennemi dans une situation nouvelle était du ressort du dieu).
À l’époque bicamérale, le seuil de stress nécessaire à l’apparition des voix était simplement beaucoup plus bas que chez les gens normaux à notre époque : il suffisait qu’un changement de comportement soit requis par un élément nouveau dans une situation quelconque.


Straight in the camel's ass


V. Fonctions de l’esprit bicaméral

L’hypothèse de Jaynes est que l’esprit bicaméral était la forme de contrôle social qui permit à l’humanité de passer de petits groupes de chasseurs-cueilleurs à de grandes communautés pratiquant l’agriculture. L’esprit bicaméral, contrôlé par les dieux, se serait développé comme l’étape finale de l’évolution du langage, et c’est dans ce développement que résiderait l’origine de la civilisation (soit l’art de vivre dans des villes d’une taille telle que personne ne se connaît). Les hallucinations auditives, se développant comme un effet secondaire de la compréhension du langage, accompagnèrent la création de structures plus grandes, dans lesquelles il n’était pas nécessaire que le chef dût s’appuyer sur des rencontres répétées avec chaque personne pour exercer sa domination. Ainsi, les hallucinations maintenaient les individus aux tâches les plus longues. Ces hallucinations n’étaient pas de simples enregistrements de la voix du roi, mais pouvaient résoudre des problèmes à partir du matériel de sagesse admonitoire accumulé le long de la vie de l’individu et improviser des choses que le roi lui-même n’avait pas dit (mais à partir de la même autorité auditive). Ainsi, toute personne engagé dans un travail quelconque, et devant se retrouver, seul, devant un problème nouveau, portait en elle la voix du roi qui l’aidait à résoudre celui-ci.
Les dieux furent d’abord des rois morts, dont on n’arrivait pas à faire disparaître le souvenir. Ses hallucinations étaient notamment soutenues par la statuaire et l’art funéraire, propre à réactiver les voix (l’état d’hypnose étant favorisé par la prédominance des yeux, nous dévisageant avec autorité). Plus tard, lors de la chute de la bicaméralité, on utilisa les drogues pour réactiver cet état (le peyotl, en particulier).
Le roi mort, ou dieu vivant, était la statue, et la statue avait sa maison. Les théocraties se partagèrent alors entre celles dont le roi était un dieu (par autorisation du roi mort) et celui où il était un représentant de ce dieu. Mais à mesure que l’on s’approche de la fin du IIIe millénaire avant J.C., la complexité de l’organisation sociale requiert un plus grand nombre de décisions dans un nombre important de contextes. Les divinités prolifèrent, leurs voix se mêlent, se brouillent, et les prêtres augmentent pour en hiérarchiser les advenues.


Rock over London, rock over Chicago


VI. Disparition de la Voix

La Loi apparaît en Mésopotamie en 2100 avant J.C. (le jugement des dieux commence à être écrit). Un vieux proverbe sumérien dit encore « Agis promptement, rends ton dieu heureux. » Le laps de temps entre la perception de la voix bicamérale et l’action qu’elle commande est celui dans lequel peut apparaître la souffrance. Mais le IIe millénaire avant J.C. ne devait pas permettre à cette hiérarchie de durer : les guerres, les catastrophes naturelles, les migrations nationales furent ses thèmes principaux. Et, entre l’acte et la voix du dieu, apparut le temps d’arrêt et le relâchement redoutable qui rend les dieux amers, jusqu’à ce que leur effacement survint quand fut inventé, sur la base du langage, un espace psychique avec un « je » analogue.
Dans le monde bicaméral, il n’y avait pas d’ambitions personnelles, pas de rancunes, pas de frustrations, pas d’ « intime ». A l’intérieur de chaque Etat, les gens étaient probablement plus paisibles et plus aimables que dans les civilisations ultérieures. Par contre, au point de rencontre entre différentes civilisations, les problèmes étaient autrement complexes. Les relations de frontière étaient sans nuance : amitié ou hostilité totale.
Les changements profonds et irréversibles marquant le IIe millénaire avant J.C. – la fréquence des guerres, ou une catastrophe comme la chute de Théra entre 1180 et 1170 (en l’espace d’une journée, des populations entières furent réduites à l’exode), enfin l’apparition de roi cruels comme Tiglath-Pileser Ier en Assyrie qui massacra des milliers de villageois inoffensifs – fit naître un relâchement de l’association entre dieu et homme, la voix divine ne pouvant plus combler l’augmentation du stress de ce dernier et ne lui permettant plus d’éviter la mort.
Ce chaos fut durable : il se prolongea en Grèce sous le nom d’invasions doriennes. Cette voix fut compensée par l’importance donnée à l’écriture. Quand à l’observation de la différence chez autrui (une autre langue, un autre peuple, un autre dieu), c’est peut-être elle qui est à l’origine de l’espace psychique. La fréquentation forcée des peuples d’origine différente dans l’exode amène à l’idée d’un « moi » individuel chez autrui, qui fut antérieur à sa présence supposée en nous. C’est l’époque où les épopées apparaissent, et avec elles la narratisation. Enfin, l’origine du « je » analogue tient à l’apparition – par la fréquentation forcée de l’autre – de la notion de duplicité (la duplicité démontrera également sa valeur pour la survie individuelle).


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VII. Naissance de la prière

Lorsque la voix des dieux se tait, la prière apparaît, pour la faire revenir. Le premier roi à genoux est le roi assyrien Tukulti-Ninurta Ier en 1230 avant J.C. « Celui qui n’a pas de dieu, tandis qu’il marche dans les rues, la migraine l’enveloppe tel un vêtement » (tablette datant de son règne). Dans une autre tablette, on peut lire : « Mon dieu m’a abandonné et a disparu, ma déesse m’a laissé tomber et se tient loin de moi, le bon ange qui marchait à mes côtés est parti. »
Le thème des religions du monde apparaît pour la première fois : pourquoi les dieux nous ont-ils abandonné ? Il faut qu’ils aient été offensés. Nos malheurs sont la punition de nos offenses. Nous demandons pardon aux dieux. Les chefs qui n’ont pas de dieux pour les diriger sont agités et incertains, leur autorité est contestable, et ils doivent se tourner vers les augures et la divination. On doit supplier les dieux de parler à nouveau. Les anges et les démons apparaissent comme créatures intermédiaires, ou messagers, et les cieux comme lieu d’habitation du dieu (dont l’éloignement physique justifie le défaut sur la terre).
Pour compenser le silence des dieux, on doit user de plusieurs types de stratagèmes : les présages, les rêves divinatoires, les sortilèges, les augures, la divination spontanée. Ces pratiques sont inventées par la civilisation pour suppléer à la fonction de l’hémisphère droit, quand, à la suite de la chute de l’esprit bicaméral, elle n’est plus aussi accessible que lorsqu’elle était codée linguistiquement par la voix des dieux. L’Odyssée en Grèce est un voyage dans la dissimulation, la découverte de la ruse, son invention et sa célébration. Elle chante tout ce qui était inconnu au monde de L’Illiade : les déguisements, les subterfuges, les transformations, la drogue, les histoires à l’intérieur d’autres histoires, et les hommes à l’intérieur des hommes. Sappho, elle, invente l’amour dans son sens moderne : l’amour apprend à l’homme à pratiquer l’introspection. Enfin, Solon d’Athènes avertit ses compatriotes de ne pas attribuer leurs malheurs aux dieux mais à eux-mêmes : « Chacun de vous à la démarche du renard ; le noos de chacun de vous est poreux : car vous ne faites attention qu’au discours rapidement changeant d’un homme, mais jamais à son action. »
Les dieux disparus, c’est la morale qui doit dicter nos actes. Et l’homme doit se « connaître lui-même ». De même chez les juifs, la différence entre « Amos » (datant du VIIIe siècle avant J.C.) et « L’Ecclesiaste » (IIe siècle) est celle qu’il peut y avoir entre un homme quasi bicaméral et un homme subjectivement conscient. La conscience apparaît d’ailleurs dans La Bible sous la forme du serpent (la tromperie). Au moment où le dieu cesse d’être vu, il devient loi (pour ne pas mourir parfaitement). La Bible est le livre du désir nostalgique et angoissé d’un peuple subjectivement conscient de retrouver sa bicaméralité perdue.


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VIII. La quête de l’autorisation perdue

L’histoire de l’humanité après la disparition des voix se confond avec celle de la quête de l’autorisation perdue. Les dieux ne parlent plus, mais tout est organisé à partir d’eux : leurs maisons enregistrent nos naissances, nous définissent, nous marient, nous enterrent, reçoivent nos confessions ; nos lois sont fondées sur des valeurs qui, sans leur pendant divin, seraient vides et impossibles à appliquer. L’importance écrasante de la religion dans l’histoire de l’humanité en est la trace : l’homme n’abandonne pas sa fascination et sa nostalgie pour un mystère doté de pouvoirs dépassant les possibilités de l’hémisphère gauche.
Même si Jésus-Christ tenta de créer une religion à la mesure des impératifs de la conscience moderne (avec un royaume divin psychologique, métaphorique et non littéral), l’Eglise déploiera encore les fastes du désir d’absolu bicaméral. Les prophètes, les poètes, les oracles, les devins, le culte des statues, les médiums, les astrologues, les saints inspirés, la possession par des démons, le tarot, les papes et le peyotl sont tous les résidu d’une bicaméralité progressivement réduite par de trop nombreuses incertitudes.
Ce furent d’abord les oracles grecs, où, au commencement, les réponses aux questions étaient fournies sur le champ, sans réfléchir et sans s’arrêter. Une structure psychologique s’imposa : partagée entre un impératif cognitif collectif (système de croyance qui définit la forme particulière d’un phénomène et les rôles à jouer à l’intérieur de cette forme), une induction (procédure rituelle dont la fonction est de réduire la conscience et de concentrer l’attention sur un petit ensemble de préoccupations, tout ce qui est opposé au quotidien pouvant servir de point de départ au fonctionnement du paradigme bicaméral général), une transe (diminuant le « je » analogue ou le perdant, mais dans un lieu et un temps accepté, voire encouragé par le groupe), enfin l’autorisation archaïque. Cette confluence d’énormes prescriptions et d’espoirs sociaux expliquent assez la psychologie de l’oracle et la pertinence de ses réponses.
Il y eut ensuite, des oracles amateurs : les sibylles, ainsi qu’une renaissance des idoles, des statues vecteurs d’hallucinations (l’idolâtrie restant encore une force de cohésion sociale, comme nous le démontre la présence de statues de grands hommes dans nos jardins).


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IX. Vestiges de la bicaméralité : possession, poésie, hypnose, schizophrénie, science

a) Un vestige de la bicaméralité perdue est le cas de possession, dans lequel le prophète ou l’incubé devient inconscient des paroles qu’il prononce : le discours n’est pas vraiment une hallucination, mais apparaît lors d’une perte de conscience. Il obéit globalement à la même fonction sociale que l’esprit bicaméral et produit également des messages d’autorisation. Simplement, ce dérivé est tel que, pour retrouver l’ancienne mentalité, il doit inhiber le côté humain de l’homme. Du reste, au moment où l’Eglise accède au sommet de son pouvoir politique, la possession induite volontairement disparaît de la scène publique et tombe de plus en plus dans la clandestinité.

b) Un autre vestige est l’état poétique, dont la rythmique ordonne quand la prose se contente de demander. Car le discours est d’abord une fonction de l’hémisphère gauche quand le chant est une fonction de l’hémisphère droit (de nombreux patients ayant souffert d’hémorragies cérébrales à l’hémisphère gauche ne peuvent pas parler, mais ils peuvent encore chanter). La poésie engage la partie postérieure du lobe temporal droit qui est responsable de l’organisation des hallucinations divines, à côté des zones adjacentes, qui sont engagées dans la musique. C’est pourquoi la poésie était considérée par les Grecs, comme Platon, comme une folie divine. Démocrite affirme même que personne ne peut être un grand poète sans entrer dans un état de fureur. La perpétuation de la poésie et sa transformation en technique fait partie de ce désir nostalgique d’absolu. D’où l’abondance de poèmes invoquant des entités de l’existence dont on doute souvent, qui sont autant de prières à des objets imaginaires.

c) Cette hypothèse explique également le phénomène de l’hypnose, la « brebis galeuse de la psychologie ». L’hypnose provoquerait cette capacité de suggestion parce qu’elle mettrait en jeu le paradigme bicaméral général : cette obéissance sans réserve qui rappelle l’obéissance archaïque à son dieu. On a noté que les enfants ayant eu des compagnons imaginaires sont plus facilement hypnotisables : ce qui impliquerait chez eux une plus forte disposition à l’état bicaméral. Car nous avons encore besoin d’un vestige de l’esprit bicaméral pour nous aider. La conscience nous a entraîné dans un nuage bourdonnant de pourquoi et de comment, d’intentions et de raisonnements, nous prévenant d’un comportement trop impulsif mais nous rendant également experts dans l’art de douter de nous-mêmes et de trouver des prétextes pour remettre nos résolutions aux lendemains. Alors que le fait de croire par un impératif cognitif, lui, fait, sans doute, « des miracles ».

« La plupart d’entre nous retombent dans ce qui se rapproche de l’esprit bicaméral proprement dit, à un moment ou un autre de notre vie : pour certains, il s’agit seulement de quelques moments où nous ne pouvons pas penser, où nous entendons des voix ; pour d’autres, en revanche, qui ont des systèmes dopaminergiques hyperactifs, ou qui n’ont pas d’enzymes réduisant facilement les produits biochimiques d’un stress permanent en une forme éjectable, il s’agit d’une expérience plus éprouvante ; si on peut appeler cela une expérience. Nous entendons des voix impérieuses qui nous critiquent et nous disent ce que nous devons faire. En même temps, il semble que nous perdions la notion de nos limites. Le temps s’écroule. Nous agissons sans le savoir. Notre espace mental se met à disparaître. Nous nous affolons, sans que ce soit notre affolement. Il n’y a pas de nous. Ce n’est pas que nous ne pouvons nous diriger nulle part ; nous sommes nulle part. Et dans ce nulle part, nous sommes un peu comme des automates, ignorant ce que nous faisons, manipulés par d’autres ou par nos voix d’une façon étrange et effrayante dans un endroit dans lequel nous finissons pas reconnaître un hôpital, avec le diagnostic que nous sommes schizophrènes. En réalité, nous sommes retombés dans l’esprit bicaméral. »

d) Il ne devait pas y avoir d’exemples d’individus mis à l’écart – parce que fous – avant la chute de l’esprit bicaméral. On pourrait même dire qu’avant le IIe millénaire avant J.C., tout le monde était schizophrène. C’est seulement vers 400 avant J.C. que la schizophrénie finit par être considérée comme une maladie grave. Dans la schizophrénie, on assiste à une perte des repères de la conscience : dissolution de l’espace psychique, destruction de la narratisation, perte du « je » analogue et du « moi » métaphorique. Quant aux hallucinations audtivies comme la nature autoritaire et religieuse des « voix », elles laissent penser que l’avènement de la conscience avait d’abord nécessité leur inhibition.

e) L’histoire de l’avènement de la conscience et de ses conséquences se confond avec la quête de l’autorisation perdue. La dernière étape est dans l’attente que nous plaçons dans les prédictions de la science.

« On pense parfois, et l’on se plait à le faire, que les deux grandes forces qui ont influencé l’humanité, la religion et la science, ont toujours été des ennemis historiques, nous entraînant dans des directions opposées. Cependant, cet effort d’identification précise est une erreur grossière. Ce n’est pas la religion mais l’Eglise et la science qui étaient hostiles l’une à l’autre. D’ailleurs, il s’agissait d’une rivalité, pas d’une transgression. Toutes deux étaient religieuses. C’était deux géants se livrant un combat acharné pour la même terre : chacune déclarait être la seule voix menant à la révélation divine. »

Au IIe millénaire avant J.C., nous avons cessé d’entendre les voix des dieux. Au Ier millénaire, ceux qui continuaient à entendre ces voix disparurent. Au Ier millénaire après J.C., c’est à travers ce qu’ils avaient dit et entendu que nous obéissions à nos dieux perdus. Au IIe millénaire après J.C., ces écrits perdirent à leur tour leur autorité. Les rituels sont désormais des métaphores du comportement, la liturgie s’est relâchée dans la banalité, l’adoration s’est adoucie dans l’à-propos, la recherche de l’autorisation se réfugiant dans les pseudo-sciences, comme la scientologie, ou dans les O.V.N.I., enfin dans la consommation des psychotropes. Le déclin des religions institutionnelles donne lieu à toutes sortes de religions plus petites et plus intimes. De même, dans le monde de la science : les débats qu’elle engendre et le monde qu’elle représente ne départ pas de cette quête nostalgique qui agite les religieux.

« Un éclat rationnel qui explique tout ; un chef ou une succession de chefs charismatiques, bien visibles et au-delà de toute critique ; une série de textes canoniques qui se situent un peu en dehors de l’arène habituelle de la critique scientifique ; certaines gestes et rites d’interprétation ainsi que l’exigence d’un engagement total. En échange de quoi, le fidèle reçoit ce que la religion lui donnait autrefois de façon plus universelle : une vision du monde, une hiérarchie de l’importance des choses, un oracle où il peut découvrir ce qu’il doit faire et penser ; bref, une explication totale de l’homme. Cette totalité, d’ailleurs, ne s’obtient pas réellement par une explication de tout, mais par la limitation de son activité, une stricte et absolue restriction du domaine observé, afin que tout ce qui n’est pas expliqué reste invisible. »

Le scientisme a donné également le nutritionisme, Marx, Freud et le behaviorisme, qui contiennent tous une part de vrai. Cependant, appliqués au monde comme représentants du monde entier, les faits deviennent des superstitions.

« Une superstition n’est, après tout, qu’un métapheur qu’on libère pour satisfaire un besoin de savoir. Comme les entrailles d’un animal ou le vol des oiseaux, ces superstitions scientistes deviennent les lieux de rites privilégiés où nous pouvons lire le passé et le futur de l’homme et entendre les réponses qui peuvent fonder nos actions. »

Et Jaynes ajoute : « Cet essai ne fait pas exception. » La recherche aujourd’hui est celle d’une innocence perdue, un moment d’humanité authentique avant le basculement dans la ligne irréversible de la civilisation. Et « cet essai ne fait pas exception ».



Pacôme Thiellement
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